C'est une machine de guerre.
Rédigée par un expert: le sage et vertueux
Choderlos de Laclos, auteur de traité de stratégie et d'une improbable Education des filles...
L'arme ici c'est le style, et comme chacun le sait, le style c'est l'homme...ou la femme! Pour que le style s'exerce dans toute sa royale puissance, la lettre est son medium favori.
Un roman épistolaire, donc. et le plus abouti, le plus travaillé, le plus , impitoyable, le plus efficace, le plus fascinant.
Rien à voir avec ces pâles "secrétaires" ou manuels sur l'art de rédiger une lettre qui fleurissaient à cette époque où la communication se développe (salons, premiers journaux, cafés) et où la lettre dans tous ses états triomphe absolument.
Une machine de guerre, on vous dit!
En lice, deux adversaires, deux rivaux, anciens amants et prêts à le redevenir si...
Si l'un cède aux diktats et caprices de l'autre.. Si l'un se fait le serviteur zélé d'une vengeance qui n'est pas la sienne en devenant l'amant d'une petite oie blanche, bien trop facile à séduire pour le libertin patenté qu'il est.. Quant à l'autre, bien sûr, c'est une femme, libertine aussi, mais à petit bruit: son veuvage précoce lui sert de couverture. Voir son ancien amant refuser d'exécuter ses ordres pour se lancer dans une autre conquête, bien plus délicate, celle d'une femme mariée, une prude, une petite-bourgeoise (elle appartient à cette noblesse de robe que la noblesse d'épée a toujours toisée avec dédain), le voir, donc se dérober à ses devoirs d'amant la pique au vif: jalousie, autorité bafouée, tout la porte donc à déclarer la guerre à celui qu'elle voulait reprendre à son service et dans son alcôve...
Cette guerre, comme un jeu d'échecs impitoyable entre nos deux monstres, le vicomte
De Valmont et la marquise de Merteuil, pour ne pas les nommer, va utiliser comme pièces tous les autres personnages du roman. Et Laclos en bon stratège va jouer sur tous les ressorts que lui offre la lettre et...la poste: lettre volée ou interceptée, lettre copiée, lettre arrivée en retard,lettre dictée, lettre dans la lettre! Un festival diabolique d'ingéniosité et de suspense!
Mais ce n'est pas tout, une lettre est le portrait d'une âme, dit-on: Laclos se livre, dans cet exceptionnel roman , à un mimétisme stylistique: il abolit sa propre langue pour se fondre à celle qu'il imagine à chacun des personnages-narrateurs successifs.
le style janséniste, tenu, sévère de la présidente de Tourvel ne ressemble en rien aux ânonnements enfantins de la jeune Sophie de Volanges, L'alerte plume de la vieille tante de Rosemonde sent bon son siècle passé, saint simonienne en diable...
Plus fort encore: le style de chacun évolue à mesure que les vertiges de l'amour ou les plaisirs du sexe -ou les deux ensemble!- le modifient. La petite cruche devient vite une rouée très convenable, si l'on peut dire! La prude et classique présidente puise dans l'étreinte des accents lyriques insoupçonnés!
La machine infernale
De Laclos aux rouages impeccables et bien huilés finit par exploser à la face des deux terroristes, mais toutes les pièces de leur jeu cruel s'en trouvent atteintes. C'est un jeu de massacre élégant, subtil, cruel. mais c'est un jeu de massacre...
Un de mes livres préférés, lu et relu, écrit dans cette langue parfaite du XVIIIème siècle qui est déjà un régal sous une seule plume, et qui se démultiplie dans cette savante polyphonie...