AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de karmax211


Il faut lire - le pain nu - avec à l'esprit les mots de Bernanos :« le monde va être jugé par les enfants. L'esprit d'enfance va juger le monde. »
Car ce monument de la littérature marocaine et maghrébine ( le livre a été traduit en 39 langues ) est un marqueur littéraire, sociologique, historique et politique.
Ce livre censuré n'a pu être lu dans le pays de naissance de l'auteur qu'en 2002... alors qu'il avait été traduit dès 1973 en anglais ( For Bread Alone ) et en français en 1980.
Notons cependant qu'il avait fait l'objet d'une brève parution au Maroc entre 1982 et 1983... mais censure oblige, il lui fallut vingt années et l'accession de Mohamed VI au trône pour pouvoir faire son entrée dans les foyers marocains.
Il faut dire que ce livre était, compte tenu de la période où il fut écrit et publié, de la nitroglycérine.
Tout ce qui pouvait remettre en cause l'ordre établi, tant au niveau des colonisateurs que des colonisés, tout ce qui avait trait aux bonnes moeurs prêchées par le pouvoir et par le Coran... tout était battu en brèche par les yeux d'un enfant confronté à l'injustice, à l'hypocrisie et aux mensonges d'un monde auquel il devait se soumettre au nom de la France, de l'Espagne, du roi et d'Allah ( cette énumération n'est pas hiérarchique... chacun peut mettre le roi, Dieu et le pays protecteur à la place qu'il entend lui assigner...).
La famille miséreuse de Mohamed Choukri quitte ses montagnes natales pour échapper à la grande famine du RIF ( 1941-1944 ).
Mohamed a six ans.
Il est le fils aîné d'une famille dans laquelle se côtoient un père violent... qui ira jusqu'à l'infanticide en étranglant son fils cadet malade... une mère qui fait tant bien que mal survivre la famille en enchaînant les grossesses.
Ces exilés vont traîner leur misère de leurs montagnes jusqu'à Tétouan, Tanger et Oran.
Mohamed va grandir entre les coups d'un père honni, le ruisseau, les petits boulots, les mauvaises fréquentations, la délinquance, l'alcool, la drogue, les bordels, la prostitution, la prison et à plus de vingt ans l'école où il apprendra à lire et à écrire ; réparation tardive mais salvatrice.
Tout est transgressif dans cette oeuvre, à commencer par la sexualité.
Ce vagabond, ce va-nu-pieds est très tôt tiraillé par d'irrépressibles pulsions sexuelles.
« Peu à peu j'allais être envahi et obsédé par mon sexe. »
Pour l'époque et dans un pays où le Coran guide les âmes et le corps, Mohamed est un déviant.
Il trouve le soulagement auprès de divers animaux : « Mes femelles n'étaient autres que les poules, les chèvres, les chiennes, les génisses… La gueule d'une chienne, je la retenais d'une main avec un tamis. La génisse, je la ligotais. Quant à la chèvre et à la poule, qui en a peur ?… ( on peut se référer et l'auteur le fait au roman de Gavino Ledda - Padre Padrone -).
Puis l'errance, la misère sexuelle aidant, et la misère tout court... c'est le viol d'un gamin plus jeune que lui : "Je le caressai. Mon envie était puissante et folle.
- Dis, je n'aime pas ce genre de choses.
Je le suppliai des yeux. Il essaya de se lever. Je le retins de force. Mon corps tremblait de plaisir. J'étais fou de désir. Il se détacha et voulut s'enfuir. Je m'agrippai à ses jambes et montai sur lui. Je le possédai. Il était à moi."
Outre les animaux, les enfants, les femmes, son instinct sexuel le pousse vers l'homosexualité : « Antonio était beau. Les yeux maquillés, du fond de teint sur le visage, la poitrine naissante comme celle d'une jeune fille. Son pantalon lui serrait les fesses. »
Et presque naturellement, cette même misère, ce même monde bestial où la pauvreté se vend et s'achète, le mènera dans les bras d'un "vieux pédéraste" : "Je respirai un air pollué et pensai : cinq minutes. Cinquante pésètes. Est-ce une pratique particulière aux vieillards ? Un nouveau métier parmi d'autres, en plus du vol et de la mendicité. Je sortis le billet de cinquante pésètes et l'examinai. Ce sexe, lui aussi, peut contribuer à me faire vivre ! Il travaille et prend du plaisir. Je repensai au vieillard. Trouve-t-il le même plaisir à sucer la verge d'un garçon que moi à embrasser les seins des femmes ? Suis-je devenu un prostitué ?"
Oui, il est devenu un prostitué ce qui ne l'empêche pas de fréquenter assidûment les bordels et de partager la vie de quelques-unes de ses pensionnaires.
Ce livre sobre, cru, honnête nous confronte à l'enfance sacrifiée sur l'autel de la violence, de la fange dans laquelle doit s'essayer à survivre " le peuple d'en bas ".
Il n'y a pas d'école pour ce gamin sinon celle de la vie... et comme cette vie est placée sous le signe de la loi du plus fort, incarnée par un père infanticide, amoral, bestial... l'exemple donné et son enseignement seront à son image : bestiale, amorale, sanguinaire, violente, crapuleuse.
Heureusement le livre se termine sur une note d'espoir.
Mohamed Choukri va "arriver premier à un concours de circonstances" et pouvoir rejoindre une école d'un genre particulier.
Sans elle ce livre n'aurait jamais existé et Choukri ne serait pas devenu un des écrivains les plus lus dans le monde Arabe... et ailleurs.
Un indispensable qui fait revivre des êtres, des villes une époque.
Depuis, le monde a changé... croit-on...
Commenter  J’apprécie          401



Ont apprécié cette critique (34)voir plus




{* *}