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Critique de Rodin_Marcel


Clouscard Michel (1928-2009) – "Le capitalisme de la séduction : critique de la social-démocratie libertaire" – Delga, 2014 (ISBN 978-2-915854-13-8)
– format poche, 350p.
– Réédition d'un ouvrage publié en 1981.

Le type même d'ouvrage dont le lecteur ressort consterné, navré, fâché, tant il regrette que la sauce soit ainsi gâchée, sottement.
En effet, l'auteur formule des remarques pertinentes et intéressantes, illustre – parfois – son propos d'exemples tirés de judicieuses observations de la réalité, en tire des pistes à creuser car prometteuses, mais hélas, trois fois hélas, mille fois hélas, tout cela est gâché par le recours à un charabia caractéristique des gourous sectaires, tout autant que par le rabâchage de positions politiques figées, littéralement enkystées.

Commençons par ce côté négatif : comme tant d'autres gourous de sa génération, ce pôvre Michel Clouscard crut "compléter le marxisme" et fournir une interprétation totale du monde, de la société, de la réalité. Resté fidèle au PCF, il n'était pas franchement dans l'écurie à la mode d'autant plus qu'il publia ses prodigieuses révélations précisément dans les décennies du déclin s'accélérant inexorablement pour ce parti aujourd'hui réduit au rang de groupuscule.
De ce fait sans doute, et comme tout gourou, il abreuve ses concurrents et rivaux d'invectives et d'injures (pas toujours injustifiées, le plus souvent involontairement drôles) : Bourdieu et Lacan (dès la page 24), Althusser, Lévi-Strauss, Foucault, Barthes, les freudo-marxistes, les gauchistes, Cohn-Bendit etc etc, tout ce petit monde en prend pour son grade, tous se voient mis "dans le même sac" (cf p. 227 puis p. 251, note de bas de page), ainsi que "le hippie, le casseur, le Mai 68 estudiantin, Woodstock etc" (cf p. 244), ou encore Cocteau, Artaud, Godard, Chéreau, le Living, Planchon (pp. 240-241) – l'auteur cultive les listes d'excommuniés.
Comme tout gourou fort content de lui-même, il s'auto-cite très souvent, renvoyant le lecteur à d'autres opuscules issus de sa plume dans lesquels il aurait "démontré" tel ou tel axiome. Restons polis, constatons que c'est un peu lassant, et fort peu convaincant.

Autre côté négatif : l'auteur mobilise un galimatias invraisemblable de formulations qu'il est probablement le seul à comprendre. En ceci, certes, il ne fait qu'imiter Lacan ou Debord : pratiquement toute la deuxième partie du livre (pp. 225-343) oscille entre le délire, l'incantation, la vocifération, le postulat énoncé comme une évidence, sans plus fournir le moindre exemple ou argument concret. Il espérait sans doute laisser ainsi la place à un troupeau d'exégètes sectaires se disputant la postérité du "maître", mais ça n'a guère fonctionné (contrairement par exemple à Lacan).

Ces aspects négatifs sont toutefois à relativiser, car l'auteur ouvre quelques pistes de réflexion prometteuses.

A commencer par le fait que – né en 1928 – il appartient à la génération des gens disposant d'un vécu suffisant pour mettre en perspective les "évènements" de mai-68.
L'ouvrage s'ouvre d'ailleurs sur de fréquentes allusions au "Plan Marshall" d'aide à la reconstruction de l'Europe de l'Ouest entre 1948 et 1951 (cf pp. 37 à 41) tout en mettant en scène la trilogie du "poster, flipper, juke-box" (pp. 29-44) : quel jeune non historien sait aujourd'hui ce que ces mots pouvaient bien désigner ??? Alors que ce furent effectivement des phénomènes massivement répandus ! le poster (du "che" Guevara à James Dean ou Elvis Presley, décliné ensuite par toutes les "idoles", distribué en cahier central de "salut les copains"). le flipper du bistrot du coin de la rue (qui était encore largement réservé aux seuls individus de sexe mâle), avec ses virtuoses qui vous secouaient l'appareil sans qu'il fasse "tilt" pour autant. Une mention encore pour le juke-box Wurlitzer bariolé, pour draguer la midinette esseulée (qui se souvient du scopitone ?).

L'auteur enchaîne (pp. 45-56) avec les modes qui étaient, à l'époque, des nouveautés : jeans, treillis, cheveux longs des garçons (les "élucubrations" d'Antoine monopolisent les ondes en 1966), sans oublier la sacro-sainte guitare, qui faisait des ravages auprès des minettes.
Encore mieux vu de la part de Clouscard, l'avènement des fesses féminines moulées dans le jean (ou la mini jupe) "le cul est devenu une silhouette" (p.46, p. 49), un phénomène qui perdure aujourd'hui, l'exhibition des fesses étant devenu incontournable pour l'écrasante majorité de la gent féminine, le sommet de la vulgarité étant assumé par les "vedettes" offertes en modèles aux midinettes.
Viennent ensuite "la bande", la drogue, le féminisme et la pilule, la moto, la chaîne hi-fi, le Nikon, sans oublier l'incantatoire "passe ton bac d'abord"...

Chacun de ces points n'est malheureusement abordé que dans le cadre fort étriqué de la thèse centrale, sur le mode "tout ça ma brave dame n'est là que pour renforcer le grand vilain capitalisme", un leitmotiv répété jusqu'à lasser le lecteur qui préférerait une étude approfondie de chacun des phénomènes évoqués trop sommairement.

Une exception, qui fait encore plus regretter l'absence d'approfondissement des autres points cités ci-dessus : dans le quatrième chapitre (pp. 77 à 109) l'auteur approfondit un peu plus la description et l'analyse du monde sonore qui envahit la société entière – ce bruit ahurissant, ce fracas tapageur qui perdure aujourd'hui sous le nom de "musique amplifiée". Il compare le jazz et ce qu'on appelle (à tort le plus souvent) le "rock", et ses remarques concernant le rythme et le swing s'avèrent d'une justesse fort intéressante.
Malheureusement, une fois de plus, l'auteur dévie vers ses idées fixes et son charabia, au lieu d'approfondir un sujet qu'il connaît manifestement fort bien. Dommage.

Il en va de même pour ce qu'il désigne par le vocable "arythmie macro-sociale" (p. 146), avec une formidable comparaison entre le rythme des anciennes sociétés rurales et celui des entassements urbains, passant par la destruction de la famille (pp. 144-147) :
"... le nouveau rythme social ne dispose plus de l'unité organique famille/village, d'une temporalité apaisante, de longue durée, lente, équilibrée. A la place : deux systèmes spatio-temporels : le temps de travail et le temps de loisir. Et entre les deux, ce monstrueux cancer spatiotemporel : le temps de transport. (pp 146-147).

Le noyau le plus abouti dans sa réflexion réside dans son analyse du mécanisme mis en place par les adultes, permettant – voire imposant – aux "jeunes" d'adopter des postures de révoltés (un petit passage sur quelques barricades et dans une secte trotskyste, genre Jospin lambertiste), pourvu qu'ensuite elles et ils en tirent parti judicieusement :
"l'incivisme est une école d'arrivisme. A condition d'avoir été bien élevé" (p. 72)
On ne saurait mieux définir la ligne éditoriale d'un quotidien comme "Le Monde" ou le parcours type d'innombrable cadres du parti socialiste.

Il faudrait reprendre une à une les pistes concrètes exposées dans cette ouvrage, les sortir de leur gangue charabiatesque (hi, hi, hi), et procéder à des approfondissements, ceci permettrait d'élaborer une bonne restitution de ce que fut la deuxième moitié du vingtième siècle.

Un livre à lire, en connaissant ses inconvénients et faiblesses, à moins que quelqu'un puisse recommander un ouvrage déjà publié reprenant ces thèmes de façon non doctrinaire ???

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