Trois ruches bleues

Certes, j'aurais aimé trouver de vrais morceaux de la tour Eiffel, un boulon, une clavette m'aurait suffi.Je suis collectionneur du temps qui fuit.
Les objets insolites servent de support à la rêverie plane.Cette grande tour en dentelle, je l'ai souvent identifiée à une ruche ajourée. La plus haute de toutes.
( p.165)

Vivre à deux est à la fois une griserie et une dépendance. (...)
Le paysage vu à quatre yeux s'élargit.
( p.148)

Il y a là quelque chose de commun avec les objets de l'Alpage.Une même confiance attendrie portée au moindre geste inventif.A l'incision d'un couteau sur une planche.Aux marqueteries courtes d'un premier plumier.(...) Un artisanat coutumier, fascinant, recouvrant le beurrier, l'étoile sur l'armoire, la boîte à sel, le lit d'enfant, d'un décor codé. Des étoiles. (...) Des soleils. Une main de chance. Le livre de Nicolas Bouvier, portant sur - l'Art populaire suisse- , est à lui seul déjà une panacée. On peut passer trois mois à le lire.Dix ans à le digérer. Il nous guérit de la vérité imbécile née d'un certain conformisme lié à la modernité et à la reproduction industrielle.
( p.50)

Il existe dans les romans et les chroniques de Mario Rigoni Stern une impétuosité soudaine, une amplitude particulière posée sur la page en particulier lorsqu'il évoque la neige.Neige de l'histoire, de la guerre, de la débâcle, mais aussi neige de la paix, des parties de chasse dans les fourrés, neige des luges et des transports de bois, moquette blanchie à la lenteur des pas dans les piémonts luminescents des Alpes.Lui aussi aimait cultiver les abeilles et ce depuis l'enfance.Ses livres sont simplement devenus un plus grand plumier où il range ses secrets.Ne rien perdre dans la neige reste son plus grand souhait. D'où la lente précision de son ton qui avance au plus juste. Pas à pas.Il rend compte de ce qu'il voit, de ce dont il se souvient et nous l'écoutons parler sur le fil tendu et fendillé de ses souvenirs.On sent à l'écouter le bruit que fait le sang en passant dans ses veines. C'est très rare cela.Je ne l'avais saisi et rencontré qu'en lisant Silone ou Istrati.Ce dernier était un vagabond, un compagnon, un malheureux ébloui en quête de pureté lui aussi.
( p.37)

Toute chose est là à notre convenance, grandiose, gratuite, offerte à suffisance, riche d'un surplus élémentaire où se fonde et s'attache la vie.Adepte comme je le suis de la " pensée rêvante", je vivrais la soirée comme un don.Autant me taire, rester dehors ébahi, aller marcher, continuer à jardiner, regarder, contempler.

On nous enseignait alors que les abeilles pouvaient quitter une maison où l'on se querellait.Saint Ambroise était leur saint patron.A l'époque romane, on le considérait encore comme le Docteur du miel.(...)
Certaines ruches n'acceptent de travailler que pour les bonnes personnes.D'autres adorent se prélasser sur les fleurs de magnolia.Ce mélange du sacré, des coutumes et des oraisons réduites, cette fabrique de l'insolite le plus simple et de l'ordinaire me plaisait bien.
( p.87)

Certains quartiers de Venise me manquent.Elle reste la réplique de la ville des villes, l'une de ces invisibles, dont l'Europe a le choix, ces cités d'intelligences croisées décrites avec génie par Italo Calvino.Ce frère en lecture, ce Libanais à peine rencontré, deviné plutôt, surpris et retenu dans son geste estompé, devait tenter de me dire maladroitement cela.Je me souviens de lui comme d'une étrange conversation. Continuons à croire à cette part de miel que nous donne le savoir volé à la sauvette.( p.137)

J'aimerais ,sans longueur excessive, dresser le portrait admiratif de Sue Hubbell, une ancienne étudiante en biologie, qui après son mariage part dans les monts Ozark au sud du Missouri, pour reprendre et remonter une ferme. (...)
Son seul livre traduit en France, "Une année à la campagne", raconte ce nouveau départ, puis sa vie quotidienne sur une année. Il est disponible dans la collection folio avec une élogieuse préface de Le Clézio.(...)
J'aime ce livre, car il est dans l'humeur sèche et pratique des notes et mémoires des premiers pionniers américains. (...)

Elle reste au fond farouchement solitaire. Sauvage et civilisée, ensauvagée par la force des choses, elle fait face aux circonstances. son paysage l'enchante. La lumière le change sans arrêt. Elle fait preuve d'un courage tenace et respectable. son livre est à la fois un manuel de survie et un poème concret. (p. 121)

Joie à dix heures de recevoir un mot de Christian Bobin lors de l'envoi de son dernier livre.Je m'y plonge aussitôt comme dans une brume offerte. Cette simple phrase : " Une bougie qui rêve, une pluie qui écrit et un renard qui dort travaillent tous les trois à la recréation du monde", nous confie-t- il non sans candeur, médusé par le chant des oiseaux en rentrant transi de l'abbatiale de Conques.Soulages en ses vitraux ne fait pas dans la décoration mais dans la métaphysique. Et cela tient au bord du siècle. Vivre en bonne compagnie dès dix heures ce matin me semble participer d'une telle refondation.
( p.96)

Ce soir les gamins en rentrant auront des choses palpitantes à raconter.Ils jetteront leur cartable sur les chaussures et expliqueront à leurs parents l'art de faire du miel.On éteindra plus tôt la télévision, on posera les ordinateurs, le soir redeviendra comme avant, un lumignon apaisé où il fait bon être ensemble, ainsi réunis. L'amour d'une famille à besoin d'une longue durée. Il faut du temps pour s'aimer et aussi pour se plaindre.
( p.100)