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Critique de klakmuf


Dans cette autobiographie romancée publiée en 2009, John Maxwell Coetzee (plus connu sous les initiales J.M.) met en scène un universitaire qui rédige la biographie posthume de l'auteur décédé J.M. Coetzee, à partir de cinq témoignages complétés de fragments de son journal d'écrivain. Ce livre est le troisième volet de ses écrits autobiographiques, après « Scène de la vie d'un jeune garçon » (1997) et « Vers l'âge d'homme » (2002). Il nous livre ainsi des fragments de vérité et des indices de sa propre personnalité, à une période de sa vie bien spécifique : celle des années 70, de ses 30 ans, quand il est rentré au pays après avoir séjourné en Angleterre puis aux Etats-Unis dans les années 60. A cette époque, l'Afrique du Sud s'enfonce dans l'impasse de l'Apartheid, de la lutte armée clandestine et des répressions policières brutales.

Tour à tour, il nous est donné d'entrapercevoir plusieurs Coetzee : plutôt l'amant avec Julia, plutôt le fils et le membre du clan familial Coetzee avec sa cousine Margot, ou le Coetzee professeur de lycée vacataire et amoureux, avec la brésilienne Adriana, le Coetzee professeur en université avec Martin et le citoyen sud-africain Coetzee avec Sophie. En quelque sorte, un roman polyphonique, où le vrai et le faux s'entremêlent. Et à l'instar d'un de ses précédents livres intitulé «Foe », l'auteur nous place dans un véritable jeu de miroirs et l'on ne sait plus très bien en fin de compte qui a écrit le livre que l'on a dans les mains, s'il s'agit du narrateur universitaire, qui restitue les confidences des cinq témoins, ou de J.M. Coetzee en personne. le procédé de narration est assez habile en permettant à l'auteur de conserver toute la part d'ombre qu'il entend préserver. Et Coetzee s'avère être un homme de l'ombre.

D'emblée, il nous est confirmé ce que nous avions déjà constaté dans les deux premiers opus : J.M. Coetzee n'est pas un Afrikaner typique ; il n'est pas à l'aise culturellement dans son pays et apparaît décalé. Bien qu'il soit bien de souche Afrikaner, né dans la province du Cap, ses parents étaient des libéraux en rupture de ban avec cette tribu blanche puritaine et rigoriste; ils n'ont pas fréquenté l'église et n'ont jamais approuvé les partisans du Parti National, qui furent les soutiens de la politique d'Apartheid. Eduqué en anglais, il ne pratique pas l'afrikaans, qu'il comprend mais ne maîtrise pas complètement. Il écrit toujours en anglais. Il préfère le cricket au rugby, il est aussi quasi-végétarien dans un pays où chaque Afrikaner se pourlèche de viande rôtie au « braaivleis » (barbecue). Et il est poète dans un pays où la poésie est plutôt méconnue. Enfin, c'est un homme mince et élancé dans un pays où les costauds et les trapus sont valorisés. Pas étonnant aussi qu'il ait été soupçonné à maintes reprises d'être un « moffie » (un homosexuel en afrikaans) !

Par l'entremise de ces témoignages, Coetzee exprime partiellement ce qu'il perçoit du regard des autres sur lui-même tout au long de sa vie. Et avec chaque témoin, le portait brossé conduit à un second constat : Coetzee n'est pas un homme qui se livre facilement. Il est distant, toujours sur la réserve et passe pour un être froid et hautain. Il semble même charger le trait en peignant tantôt un piètre amant, un enseignant sans vocation, tantôt un fils pas à la hauteur ou un citoyen sans conscience politique forte et incapable d'engagement sincère.

Pourtant, le procédé d'écriture est fin et subtil à chaque fois, de sorte qu'il arrive à nous faire percevoir aussi ses qualités sans donner l'impression de se mettre en valeur (au contraire, ce livre pourrait presque passer pour une justification de soi…). le récit nous montre alors un amant inoubliable (avec Julia qui vient de quitter son mari), un cousin aimé par sa cousine Margot, un enseignant compétent, cultivé et soutenu par la directrice de lycée, par ses collègues d'université, comme par ses élèves (la fille d'Adriana). Et un fils qui s'occupe seul de son père âgé qui doit continuer à travailler, faute d'une retraite décente. Last but not least, Sophie nous révèle « un francophile convaincu ».

A travers ces évocations multiples, il ressort surtout le portrait d'un homme en proie à une grande solitude, mal à l'aise avec son corps et mal à l'aise avec les gens qui sont à l'aise. Son retrait par rapport à l'engagement politique de ses compatriotes écrivains dans les années 70 et 80 s'explique donc en partie et Sophie nous en livre les clés : la politique ne l'intéresse pas et il n'aime pas les écrivains politisés. Il n'a soutenu ni les Afrikaners ni les Noirs, qui étaient ses concitoyens mais qu'il ne considérait pas comme ses compatriotes. Fataliste, « pessimiste étincelant » a-t-on écrit à son sujet, il accepte le cours de l'Histoire mais ne va pas jusqu'à forcer sa nature en « entrant dans la danse ». En cela, il est resté d'une grande cohérence avec lui-même.

Enfin, il me reste l'image d'un homme sensible, d'une grande force de caractère et qui médite sur la condition humaine. Sa posture de fils responsable qui assume la charge de son père, à une époque où le placement des parents âgés en maisons de retraite prend son essor, est très révélatrice. Il a longtemps souffert de cette charge et les derniers mots du livre sont dramatiques. Rescapé d'un cancer du larynx, son père vient de rentrer à la maison et J.M. Coetzee réalise qu'il va devoir faire l'infirmier ou abandonner son père. le livre se clôt ainsi, sans qu'il soit précisé l'issue à son dilemme : « L'alternative, s'il refuse de faire l'infirmier, c'est d'annoncer à son père : - Je ne peux pas faire face à la situation. Je ne peux pas envisager de te soigner nuit et jour. Je vais t'abandonner. Au revoir. – C'est l'un ou l'autre. Il n'y a pas de troisième solution ».

Alors, dans cette peinture diffuse, où la vérité n'est qu'une suite d'éclairs fugaces et discontinus, il nous manque l'essentiel en définitive : Coetzee l'écrivain, l'homme de culture, l'auteur de fictions et le critique littéraire, grand connaisseur de la littérature, notamment du XIXe et XXe siècle. Car c'est cet homme de l'art qui peut seul racheter tous les autres Coetzee rencontrés au quotidien.

La traduction de l'anglais par Catherine Lauga du Plessis est très agréable et l'on se plait à rêver d'une suite, d'un autre autoportrait nous présentant J.M. Coetzee vingt ans plus tard, à 50 ans, quand son pays enterre l'Apartheid et prépare l'accession au pouvoir de Nelson Mandela.
J.M. Coetzee a longtemps enseigné la littérature à l'Université du Cap et aussi aux Etats-Unis. Aujourd'hui, il a quitté définitivement l'Afrique du Sud. Il s'est installé en Australie en 2002 et a reçu le prix Nobel de littérature en 2003. Il a également acquis la nationalité australienne en 2006.
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