"Lui n'est pas un réfugié; ou plutôt, s'il allait prétendre au Home Office qu'il est réfugié, cela ne le mènerait nulle part. Qui donc vous opprime? dirait-on au Home Office. Qu'est ce que vous fuyez? L'ennui, répondra-t-il. Les philistins. L'atrophie de toute vie morale. La honte. "
Deuxième volet de ce que l'on peut considérer- même si c'est écrit à la troisième personne du singulier et au présent- comme une trilogie fortement autobiographique, commencée avec Récits d'un jeune garçon .
C'est en tout cas le parcours d'un jeune Sud-Africain, blanc, qui faisait des études de mathématiques au Cap et qui a émigré à Londres au début des années 60. Comme Coetzee. Grand lecteur de littérature européenne, Il a le "projet ambitieux de lire tout ce qui mérite d'être lu avant de partir pour l'Europe, pour ne pas arriver là bas comme un provincial, un péquenot."
Il pense que là, peut être , il pourra devenir quelqu'un d'autre que ce qu'il est .Ecrire de la poésie, par exemple. En exergue, une phrase de
Goethe qui dit que si l'on veut comprendre le poète, il faut aller dans son pays..
Tout va mal, pour lui,de toutes façons en Afrique du Sud. le pays, d'abord: "Il aimerait croire qu'il y a assez de pitié dans l'air qu'on respire pour les Noirs et pour leur sort, qu'il y a quelque désir de les traiter honorablement pour compenser la cruauté de la loi. Mais il sait qu'il n'en est rien. Entre Noirs et blancs s'est établi un fossé définitif."
Sa vie sentimentale est aussi un fiasco complet, et il risque à tout moment d'être appelé à l'armée, ce qui le conduirait, dit-il, au suicide..
Alors, adieu définitif à l'Afrique du Sud qu'a colonisée « une poignée de hollandais se déclarant propriétaires d'un territoire étranger qu'ils n'avaient jusqu'alors jamais vu : et aujourd'hui, leurs descendants considèrent ce territoire comme leur appartenant de droit, de naissance?"
"L'Afrique du Sud est comme un albatros accroché à son cou, … Il veut qu'on le lui enlève, comment, il s'en moque, pour lui permettre de respirer enfin. "
Ces trois années à Londres vont être une autre descente aux enfers..
On peut s'attacher au récit lui même , le Londres des années 60, ville très peu hospitalière pour les immigrés- et encore, il est blanc- sa misère,sa solitude, sa souffrance et ses emplois successifs dans les débuts de l'informatique. Mais il y a autre chose qui domine, à mon avis.
"Il est venu à Londres pour faire ce qui est impossible en Afrique du Sud: explorer les profondeurs. Si l'on ne descend pas dans les profondeurs, on ne peut être un artiste. Mais qu'est-ce exactement que les profondeurs? Il avait cru que se traîner péniblement dans les rues glaciales , le coeur engourdi par la solitude, c'était ça, les profondeurs. Mais il se peut que les vraies profondeurs soient toute autre chose, et se présentent sous des formes inattendues: dans une explosion de méchanceté envers une fille au petit matin , par exemple. Peut être que les profondeurs qu'il voulait sonder étaient en lui, de tout temps, enfermées dans sa poitrine, profondeurs d'insensibilité, de goujaterie, de froideur. Est ce que céder à ses inclinations, à ses vices, et puis après se ronger et s'en vouloir, comme il le fait en ce moment, est ce que cela sert à quelque chose pour faire de lui un artiste? A l'heure qu'il est, il ne voit pas comment."
Je crois que je le vois plus.. Et que lui aussi, d'ailleurs, car ce livre date de 2002 , bien longtemps après les années londoniennes.
Et ce jeune homme qu'il décrit, en proie à de multiples questions sur la création ( poésie ou prose, quel écrivain imiter, souffrance essentielle à la création? comment concilier détachement et même pseudo indifférence avec la notion d'art?) est assez antipathique. du moins il le serait si on ne constatait pas que c'est le regard de l'écrivain de 2002 sur le jeune homme qu'il était.C'est lui-même qui en décide. Ce décalage du regard, ce manque complet d'attendrissement pour ses personnages , c'est d'abord à lui même qu'il les applique .Toujours un recul, ou un dédoublement ( et même 3 voix dans
Journal d'une année noire) Et ce besoin constant d'expier, qui donnera le fabuleux
Disgrâce.
Des états d'âmes très communs au genre humain , à cet âge là. Mélange de médiocrités ordinaires, et d'aspiration au génie, d'orgueil ,naïveté , radicalité , de désirs jamais satisfaits,d'inédaquation constante avec la vie quotidienne, nombrilisme mais aussi éclairs de lucidité, générosité , empathie , constamment disséqués.
Etude dissection, analyse en phrases lapidaires qui ne laissent guère de place à l'indulgence ,de tout cela il va faire en quelque sorte une marque de fabrique . Spectateur de ses personnages, et le premier, c'est lui-même. Et il ne se fait aucun cadeau.
Assez grandiose démonstration, a posteriori, de la naissance d'un écrivain .