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Critique de Antyryia



Coucou papa,

Comme il s'agit de ma trois centième chronique, je me suis dit que c'était l'occasion ou jamais de continuer à découvrir Thomas H. Cook, cet auteur que tu avais découvert avec enthousiasme quelques mois avant ta disparition, qui avait laissé inachevée ta lecture d'Au lieu-dit Noir-Etang.
Je t'ai raconté la fin, mais je doute que tu m'aies entendu.
J'ai pensé qu'il était temps pour moi de replonger dans l'univers dramatique de cet auteur avec un de ses romans les plus connus, Les leçons du mal, que tu aurais probablement lu depuis longtemps si les circonstances en avaient décidé autrement.

Selon les uns, Thomas H. Cook fait partie de ces auteurs qui ont renouvelé le genre policier, pour d'autres il est un auteur majeur de romans noirs. A l'exception de ses tous premiers romans parus en série noire, ça n'est plus du tout ainsi que je le perçois. A mes yeux, il est l'un des plus grands auteurs de littérature tragique. Et si le roman comporte cinq parties, ce n'est évidemment en rien une coïncidence. Les pièces de théâtre tragiques des plus grands auteurs ont toujours comporté cinq actes : Phèdre de Racine, le Cid de Corneille ou Hamlet de Shakespeare.
Et avec cette cinquième partie, très intense et inattendue, Thomas H. Cook m'a de nouveau pris à la gorge. J'avais oublié que parfois, les apparences ne pouvaient être que des ombres.

Fidèle aux constructions de ses autres romans, la narration du professeur Jack Branch oscille entre un présent dans lequel, déjà vieux, il se remémore la catastrophe dont il se considère responsable alors qu'il n'était qu'un jeune enseignant de vingt-quatre ans, convaincu d'agir au mieux. Rongé par les remords, il se souvient aussi du procès qui a suivi le drame et des différents témoignages, parmi lesquels le sien.
"La vie est un drame pour lequel on n'est pas préparés, Jack."
Souvent, les fins de chapitre rappellent que, contrairement à toute attente, le mécanisme est déjà enclenché et la fin d'autant plus inéluctable qu'elle a déjà eu lieu chronologiquement.
"Je ne voyais pas pourquoi il en irait autrement." dira-t-il en envisageant un avenir serein qui, bien sûr, ne se déroulera pas comme prévu.
"Ce en quoi, évidemment, je me trompais." pensera-t-il, à des lieux de se rendre compte de l'apocalypse imminente et de sa propre responsabilité.
"Il parlait de ce fameux soir, où tout s'était passé si vite."
Quant à ce qui a bien pu se passer, les chapitres vous donneront progressivement une vue d'ensemble, mais de nombreuses hypothèses seront longtemps permises.
On fonce droit vers le malheur, on est prévenus, mais ignorant ce qui a bien pu dégénérer à ce point-là ou comment, on est irrémédiablement entraînés vers l'abîme.

Jack Branch est un jeune professeur d'un genre particulier, puisqu'il prodigue un cours que j'aurais beaucoup aimé avoir par le passé. Il enseigne le mal.
Alors non, il ne s'agit pas de faire des élèves de sa classe de petits êtres malfaisants, mais de leur donner des cours de rattrapage thématique autour du mal, qu'il soit littéraire, philosophique, artistique ou surtout historique. Ainsi il leur fait étudier des romans comme le procès de Kafka, L'étranger de Camus ou 1984 d'Orwell. Il délivre des cours sur Jack l'éventreur.
"Ce fut un de mes exposés les plus choquants de cruauté, assorti de projections d'images sanglantes des corps atrocement mutilés des infortunées victimes de Jack."
Il narrera la façon dont le radeau de la Méduse a été abandonné par les autres passagers du bateau naufragé et celle dont les rares survivants avaient du se résoudre au cannibalisme pour avoir une chance de survivre. Esclavagisme, engins de torture, tyrannie romaine, les sorcières de Salem dont la plus jeune avait cinq ans seront d'autres sujets qu'il abordera en cours. Jusqu'à l'équivalent d'un mémoire demandé en fin d'année dont le sujet sera :
"- Je veux que vous choisissiez une incarnation du mal, et que vous rédigiez une dissertation sur cette personne."
Ainsi Staline, Hitler, Judas côtoieront le docteur Frankenstein ou Julie Ann Fogg, condamnée en 1927 pour le meurtre de deux petits garçons, alors qu'elle n'était âgée de de dix-sept ans.

Toi aussi papa tu m'as enseigné le mal. Je t'ai connu dans un autre rôle que celui de père puisque je t'ai eu comme instituteur alors que j'étais âgé de sept ou huit ans, en CE2 et CM1. Aucun favoritisme à mon égard, bien au contraire puisque tu te faisais un devoir de me traiter comme tout autre élève. Tu m'as même fait pleurer quand tu m'as rendu ma dictée en me mettant 06/10 ! Je ne me souviens évidemment pas de tout, mais c'est toi qui m'a alors donné mes premiers cours d'histoire de France. J'avais alors du mal à réaliser l'absurdité des guerres, au contraire j'ai rougi comme une pivoine quand en classe tu as mentionné que Godefroy de Bouillon - dont je n'avais jamais entendu parler - s'était emparé de Jérusalem en 1099. Je réalisais en même temps que tous mes camarades l'origine de mon prénom. A l'époque, l'Histoire du Moyen-âge me paraissait plus semblable à des contes cruels qu'à une insoutenable réalité. Mais entre autres exemples, je me souviens de ton cours sur Jeanne d'Arc, brûlée vive à Rouen. J'ai été définitivement marqué par les fillettes, le surnom des cages d'un mètre de haut sur un mètre de large dans lesquelles Louis XI enfermait des prisonniers qui étaient condamnés à rester accroupis. Je me rappelle aussi des guerres de religion et du massacre de la Saint Barthelemy. de l'assassinat du roi Henri IV par Ravaillac en 1610. Un bel avant-goût déjà de ce que l'être humain était capable par haine, par peur, par intolérance.

Le roman de Thomas H.Cook prend place dans le Mississipi, au Sud des Etats-Unis dans la ville de Lakeland, probablement au début des années 60. La ville était alors nettement séparée en deux zones distinctes : Les cascades où vivaient les notables qui vivaient dans des manoirs ou de gigantesques demeures, employant encore pour certains des domestiques. Quant à la seconde zone, il s'agit des Ponts, où réside la population la plus modeste de Lakeland.

Dans la classe du professeur Jack Branch dont il sera ici uniquement question, on ne retrouvera que des adolescents issus de ces quartiers pauvres, tandis que lui même est issu des Cascades. Parmi les élèves importants, on peut citer Dirk et Wendell qui sont les éléments les plus perturbateurs, la jolie Sheila, Stacia la meilleure élève et le très discret Eddie Miller.
Son père, Luther Miller, a assassiné une jeune femme quand Eddie n'avait que cinq ans.
Ce qui est un héritage difficile à porter quand chacun voit en vous "le fils du tueur de l'étudiante". Comme si votre vie ne vous appartenait pas vraiment et que vous aviez une étiquette collée sur le front.
"Tu penses que t'es comme ton père ? lança Dirk Littlefield."
Le mal peut-il être héréditaire ?

Parce qu'évidemment, la relation père-fils a de nouveau énormément d'importance dans ce roman.
La filiation, l'hérédité, l'éducation, les erreurs du père ou du fils, la transmission des gênes, du sang ou du patrimoine sont des thèmes chers à Thomas H. Cook et Les leçons du mal ne déroge pas à la règle.
Mais pour être honnête je n'ai rien pas été nostalgique lors de ces réflexions, aucune des relations ici présentées ne m'ayant vraiment rappelé la notre.

Le professeur Jack Branch va s'attacher à ce garçon et se faire un devoir de lui redonner une identité. Et pour ce faire il va lui suggérer d'écrire sur son père, persuadé que cet exercice fera fuir le fantôme qui le hante. Il va également l'aider à entreprendre différentes démarches, l'accompagner pour interroger le shérif qui avait alors arrêté son père, l'orienter pour qu'il puisse parler à toutes les personnes qui ont connu son père auparavant, espérant que le portrait qui allait ressurgir ne serait pas uniquement celui d'un cruel assassin. Il lira son devoir et lui prodiguera de nombreux conseils pour améliorer cette plume prometteuse. Il se fera en quelque sorte un devoir de le sortir de sa condition misérable en lui redonnant confiance en lui.
Le lien entre le professeur et son élève dépasse le cadre scolaire, ce qui ne sera pas du goût de tous. Mais Jack est convaincu de sa bonne action et a en outre quelque chose à se faire pardonner.
L'enfer est pavé de bonnes intentions. L'expression va prendre tout son sens dans Les leçons du mal.
Ce sera le battement d'ailes du papillon aux inimaginables conséquences.
En tout cas Jack revêt son costume de sauveur, de grand-frère et peut-être aussi, un peu, celui d'un père de substitution bienveillant.
Dernière figure de père dans ce roman, et non des moindres : celle du patriarche Jefferson Branch, le père de notre narrateur. Maître de la résidence de Great Oaks ( Les grands chênes ), alcoolique, dépressif, cet écrivain jouera un rôle aussi majeur que récurrent.
En effet, ancien professeur éminemment respecté, il a aussi bien connu l'assassin Luther Miller que sa femme ou sa victime.
La relation avec son fils est très particulière puisqu'ils ne se voient qu'épisodiquement avec une certaine solennité, que leurs conversations restent de nature uniquement culturelle.

Le seul léger reproche que j'aurais à formuler concerne le doute subsistant sur ce qui s'est réellement passé avec "le tueur de l'étudiante", certaines portes n'ayant pas été refermées. A ce seul détail près Les leçons du mal est de nouveau un livre qui touche en plein coeur et dont on ne peut ressortir totalement indemne. La plume de l'auteur est toujours aussi magnifique, sa culture littéraire, philosophique ou historique toujours aussi impressionnante. Je me suis parfois amusé des termes désuets nous replongeant dans l'époque, à l'exemple de l'expression "s'encanailler" qui signifie tout simplement "descendre de son rang en fréquentant une canaille", allusion ici aux différents niveaux sociaux des habitants de Lakeland.

"Transmettez mes amitiés à votre père, me dit-il en me tendant la main."
Tu as les respectueuses salutations du shérif Drummond, du proviseur Douglas Rankin, et même de Jack Branch.
Quant à moi, je ne manquerais pas de te faire un retour sur le prochain drame que je lirai de cet auteur, tout en pensant bien évidemment à toi.

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