Je le vois. Ce lambeau de brume, ce nuage trapu qui galope entre les broussailles, tapi dans mes angles morts. Le monstre brouillardeux est revenu. Rien d'étonnant : il fait sombre et j'ai trop peur. J'essaie de ne pas le regarder. Il faut que je me concentre sur les lumières du village, au sommet du coteau. Je dois oublier le nébuleux, il n'existe pas. C'est le fruit de mon imagination.
Nous faisons partie de l’ordre du monde.
— Hopp, murmure-t-il. Mon p’tit Hopp…
Il s’est enroulé sur le manche de sa guitare comme autour d’une lance que je lui aurais fichée au flanc. Je regrette ma maladresse.
— Orange. Mais pas comme le fruit. Plutôt comme une flamme. Il étincelait vraiment. Il était fier, mon bout d’étoile. C’est débile, de projeter des valeurs humaines sur un gardien… mais je t’assure, je le sentais, il était franc comme pas deux. Dès que j’essayais d’embobiner ma mère, il se fâchait. Il détestait le mensonge.
— Je sais ce que tu te dis. Que je suis un môme bizarre.
Bizarre et perspicace, décidément.
— Je suis pas costaud comme Ulrich. Ni cabochard comme Zoé. Je suis peut-être fragile, mais je suis surtout futé.
— J’ai jamais dit que t’étais fragile…
— Tu pourrais, pourtant ! Et je vais te dire : c’est pas grave. Filou était fragile aussi, il était rose et tout doux. C’était la chose la plus précieuse que je possédais.
Théâtral, il ploie les genoux dans une révérence, en pinçant ses ourlets.
— Si je m’habille comme ça, c’est parce que je veux ressembler au Machaon que j’ai perdu. Parce que ça me fait me sentir complet. Et que ça me permet d’affronter le vide qu’il a laissé.
Je me trouve aux portes d’une pièce immense aux murs qui suintent. Toute l’eau qui s’est faufilée jusqu’au cœur de la montagne creuse se récolte dans les reliefs de la pierre érodée. Les millénaires ont travaillé la roche avec patience et créativité, à certains endroits, elle se froisse en drapé. Ailleurs, elle se dresse en piliers épais qui paraissent tenir le plafond. Je suis dans une grotte aux allures de cathédrale et ce n’est même pas le plus impressionnant, car même si les rayons du soleil ne passent pas le goulet, il ne fait pas noir. Le sol brille et des reflets irisés dansent sur sa pellicule trempée. Des disques de toutes les couleurs se frôlent et se mêlent avant de disparaître derrière les stalactites. C’est comme si on avait mis un arc-en-ciel en cage et que, d’ennui, il se tortillait dans tous les sens.
Tout est devenu limpide : y avait d’autres gens qui avaient peur du noir. D’autres enfants sans gardien, comme moi.
Je me sens coupable d’un crime : j’ai ignoré la douleur d’autres enfants. Je n’ai pas réagi à leur détresse, alors que, pendant de longues années, j’ai espéré qu’on réponde à la mienne