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Critique de Creisifiction


Nos premiers souvenirs marquants de lecture se mêlent parfois à ceux de nos toutes premières tentatives d'émancipation intellectuelle, se confondant dès lors avec notre propre roman de formation : notre «bildungsroman» à nous!

Cortázar fait partie de ces écrivains qui allaient marquer profondément le mien, et assez tôt, à un âge où m'étant déjà mis en quête d'un «maître à penser» susceptible de m'apporter un éclairage alternatif à celui que j'estimais alors trop conventionnel et conforme, dispensé par l'univers des adultes qui m'entouraient (adolescence oblige!), je résistais en même temps à l'idée de devoir abandonner les sentiers du fantastique et du merveilleux où je m'étais tant de fois refugié durant mes longs après-midi d'enfance rêveuse...

Découverte au hasard des pérégrinations livresques auxquelles je commençais à m'aventurer dans la ville brésilienne où j'habitais à l'époque, par l'intermédiaire d'un recueil de nouvelles («Final do Jogo» - «Fin d'un Jeu») au titre curieusement aux antipodes de ce qui allait se passer ensuite (rien de surprenant, tout de même, s'agissant d'un auteur passionné de paradoxes, synchronicités et autres formes de sérendipité tel ce drôle d'Argentin né en Belgique !) , je ne soupçonnais pas que j'allais bientôt devenir «addict» à cette prose spéculative qui, sous une apparence de grande liberté et de grande légèreté, cherche à se faufiler à travers la moindre fissure se produisant dans le « voile de Maya », en quête, selon les mots très justes d'un de ses nombreux critiques, «d'une réalité «absolue», plus réelle que le réel» ! Parfait pour l'adolescent que j'étais !

«La réalité est une espèce d'immense éponge pleine de trous, et par ces trous il se glisse tout le temps des éléments qui la font basculer, c'est à ce moment-là que je sens arriver ce qui dans mes contes prend un côté fantastique», déclarerait avec humour l'écrivain lors d'une interview accordée dans les années 70.

Quant à moi, en l'espace de peu de temps, et avant même d'avoir atteint ma pleine majorité de lecteur, j'avais parcouru pratiquement la totalité des nouvelles publiées de Cortázar (décédé en 1984), ainsi que les quelques romans édités de son vivant, et notamment celui que l'on considère d'habitude comme son chef-d'oeuvre, «Marelle».

Mon «Julio» à moi, placé aujourd'hui tout en haut de ma modeste PAR, «Pile à Relire» (avec notamment «La Recherche» et « Les Sept Piliers », lus aussi, pas à la même époque, mais quand-même trop tôt ou bien dans le désordre...) ne m'a pourtant jamais paru évident à classer (en même temps, conscient de l'admiration particulière que je lui voue, proche d'une forme d'idolâtrie, je dois certainement manquer de «distanciation critique» vis-à-vis de lui). Ni relevant tout à fait, ainsi qu'on le prétend souvent, d'un réalisme magique tel celui pratiqué par grand nombre de ses camarades de promotion, ni par ailleurs d'un fantastique «mainstream», pur et dur, sa place dans la littérature moderne (ou postmoderne ?) me paraît unique, ainsi que son style quelquefois imité mais jamais égalé... Certes, Cortázar pratique bien une sorte de «littérature fantastique», mais exempte de tout ce saint-frusquin surnaturel si familier au genre, de l'extravagance baroque que ce dernier arbore souvent ou de ses tropes post-gothiques.

Un fantastique dépourvu de pathos, essentiellement minimaliste, s'appliquant à déconstruire avec humour et ironie le prosaïsme de nos représentations de la réalité à partir de nos cinq sens réducteurs, et qui éclot très souvent à partir des situations les plus banales du quotidien; récits associant parfois également une critique de la rationalité moderne ou, enfin, ce même jeu subtil et cérébral d'emboîtements réversibles entre réel et irréel, entre vrai et faux, que son compatriote et mentor Borges (c'est Borges qui publierait les premières nouvelles de Cortázar à Buenos Aires, en 1946) semblait, lui, privilégier avant tout chose, et derrière lequel par contre, les deux écrivains cachaient peut-être, en toute discrétion, un même et véritable idéal personnel et une même quête quichottesque d'absolu, dissimulées grâce à un esprit d'imposture et de dérision qu'ils assumaient bien plus volontiers...

Donc, pour revenir à mes moutons, me voici, moi, quelques décennies après (mais toujours par hasard), retombé sur des nouvelles du maître que...je n'avais jamais lues auparavant !

Publiées dans la collection Folio-Bilingue, sous le titre «Histoires de Gabriel Medrano», il s'agit ici à vrai dire de quatre contes extraits d'un recueil plus important, «L'Autre Rive», comprenant les onze toutes premières nouvelles de Cortázar, publiées à titre posthume en 1993 (je ne peux m'empêcher d'imaginer que ce recueil aurait pu s'appeler «Ouverture d'un Jeu» : pour moi, la boucle serait alors bouclée, ou, s'agissant de Cortázar, «l'anneau de Moebius» repasserait par la case départ!!).

Le premier, «Rescapé de la Nuit», relate de manière succincte l'expérience de mort imminente et de sortie de son corps vécues par un homme, entre sommeil et rêve éveillé : le jeune Cortázar semble avoir sérieusement potassé son Bardo Thödol!

« Sorcière », ensuite, celle d'une femme solitaire qui se rend compte qu'à force de concentration elle arrive à matérialiser ses désirs. L'ombre de Gurdjieff et d'autres partisans du «Grand Jeu» rôdent bien dans les parages...

Le troisième et le quatrième , «Mutation» -dans lequel un homme rentrant chez lui après une journée de travail, à l'inverse de ce qui était arrivé à Kafka, ne subit pas de métamorphose lui-même, mais c'est tout son entourage familier qui, par des indices de plus en plus évidents, se révélera avoir subtilement muté, relevant d'une réalité parallèle à laquelle il faudra bien qu'il s'adapte – et, enfin, «Lointain Miroir» - où un grand introverti, las de son quotidien solipsiste, constitué essentiellement de tonnes de lectures solitaires et de litres de maté, sortant un jour sur un coup de tête de chez lui afin d'essayer de changer d'air, finit cependant par se retrouver exactement dans le même décor qu'il vient de quitter ! – sont tous les deux un peu plus annonciateurs de ce ton détaché qu'on appréciera tant chez l'écrivain par la suite, ainsi que de certains de ses principaux thèmes développés ultérieurement dans ses magnifiques récits courts de la maturité: inversion de perspectives entre sujet et objet, failles temporelles et passages interstitiels d'un univers à un autre, suspension d'évènements dans cette quatrième dimension en principe réservée aux dieux et aux particules subatomiques, s'amusant alors systématiquement - tel un smart et décontracté Prométhée -, à nous éclairer de l'intérieur cette fameuse caverne dans laquelle nous philtres perceptifs nous emprisonnent la plupart du temps.

Je ne conseillerais cependant pas la lecture de ces textes datés du début des années 1940, un peu novices, à ceux qui n'ont pas encore lu l'Argentin et aimeraient éventuellement le découvrir, ou qui, l'appréciant déjà, ne seraient, ni particulièrement intéressés à la genèse de son oeuvre, ni «fans inconditionnels» comme moi...Ce n'est certainement pas ce que Cortázar a produit de plus abouti et original, ce sont bien davantage des «exercices», comme l'affirme à juste titre Jean-Claude Masson dans son introduction à ce petit ouvrage, essais non dépourvus d'un certain caractère scolaire, dictés par ses "maîtres à penser" à lui et par ses lectures de Poe, de Kafka, de Lewis Carroll, de Platon ou encore de textes liés à tradition spirituelle et à la philosophie du Vedânta.


À titre purement indicatif, donc, et en attendant de me procurer l'édition complète de «L'Autre Rive», trois étoiles et demie, même si...Bref, il faut que j'essaye d'être objectif..!

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