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Les Français peints par eux-mêmes tome 1 sur 2
MICHEL DE L'ORMERAIE (01/01/1982)
3.75/5   4 notes
Résumé :
Sous la monarchie de Juillet, un éditeur parisien, Léon Curmer, entreprit de réaliser un vaste portrait de la France de son époque, une "encyclopédie morale qui résume toute la société". Il commanda ainsi à de nombreux auteurs, dont Honoré de Balzac, Théophile Gautier, Jules Janin et Gérard de Nerval, des textes portant sur quelque trois cents Français, aussi divers que le médecin, l'épicier, le spéculateur, la femme de ménage, l'institutrice ou le sociétaire de la ... >Voir plus
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Citations et extraits (6) Voir plus Ajouter une citation
La révolution de 1789 a totalement changé le chasseur en France ; il ne ressemble pas plus à celui d'autrefois qu'un épicier millionnaire ne ressemble au duc de Buckingham ou au maréchal de Richelieu. Cela se comprend fort bien : avant cette époque, la chasse était le plaisir d'un petit nombre de privilégiés : la même terre appartenant toujours à la même famille, les fils chassaient dans les bois témoins des exploits de leur père, les bonnes traditions se perpétuaient, la chasse avait sa langue, ses doctrines, ses usages ; tout le monde s'y conformait sous peine de s'entendre siffler par les professeurs. L'arme du ridicule, toujours suspendue sur la tête des novices, les faisait trembler, car dans notre bon pays de France ses coups donnent la mort. La chasse alors se présentait aux yeux des profanes comme une science hérissée de secrets : c'était une espèce de franc-maçonnerie où l'on ne passait maître qu'après un long noviciat.

De même qu'aujourd'hui tous nos régiments manœuvrent de la même manière, les chasseurs d'autrefois avaient une méthode uniforme de s'habiller, de courir la bête et de parler métier.
Aussi rien ne serait plus facile que de faire le portrait d'un chasseur de ce temps-là. C'était un gentilhomme campagnard en habit galonné, comme on en voit encore dans les bosquets de l'Opéra-Comique, la tête couverte d'une barrette unicorne(...)

Mais comment peindre le chasseur d'aujourd'hui ? Il se présente à nous sous tant de formes diverses, suivant le pays qu'il habite, la fortune qu'il possède, le rang qu'il occupe, que, nouveau Protée, il échappe au dessinateur. C'est un kaléidoscope vivant : il nous offre des figures rustiques, élégantes, bizarres, sévères, grotesques, fantastiques ; une fois brouillées, vous ne les revoyez plus sans qu'elles aient subi des modifications. Autrefois pour chasser il fallait être grand seigneur ; aujourd'hui, qu'il n'existe plus de grands seigneurs, tout le monde chasse. Pour cela il s'agit de pouvoir jeter chaque année la modique somme de 15 francs dans l'océan du budget. Que dis-je ? parmi ceux qui courent les plaines un fusil sur l'épaule, on compterait peut-être autant de chasseurs rebelles à la loi du port d'armes que de ceux qui s'y sont soumis.

Vous concevez que ce privilége, réservé jadis à une seule classe, étant envahi aujourd'hui par tous les étages de notre ordre social, a dû changer la physionomie du chasseur. Cet homme n'a plus de caractère qui lui soit propre, il a perdu son unité. Pour le peindre, il faut d'abord le diviser en trois grandes catégories : celle des vrais chasseurs ; viennent ensuite les chasseurs épiciers qui tuent tout, et puis les chasseurs fashionables qui ne tuent rien. Chacune de ces divisions se subdivise en plusieurs fractions qui souvent tiennent de l'une et de l'autre, et quelquefois de toutes ensemble.

(…)
Combien de nobles hommes ne pourrais-je pas citer qui, vivant dans des châteaux à tourelles, ont vendu à leur maçon, à leur couvreur, la permission de tuer des lièvres et des perdreaux. Ceux-ci, ne voulant pas supporter seuls une grande dépense, ont mis la chasse en actions comme une entreprise industrielle ; ils se sont adjoint le boulanger, le tailleur, le rentier, le marchand du coin ; et une population nouvelle vient, à jour fixe, se ruer sur les terres seigneuriales, étonnées de se voir envahies par des chasseurs roturiers.
Ces associations se forment aujourd'hui dans toutes les classes : les hauts financiers louent des parcs royaux, et se persuadent que leurs chasses ressemblent à celles de Louis XIV ; elles n'en sont que l'ignoble caricature.
(…)
Les boutiquiers louent une ferme et, tranchant du gentilhomme campagnard, ils acquièrent ainsi le droit de dire : «Ma chasse, mon garde, mes perdreaux.» Voyez le progrès des lumières : autrefois on réunissait des capitaux pour faire une opération commerciale, aujourd'hui on s'associe pour dépenser l'argent qu'on a gagné.
La permission de courir la plaine et les bois est mise en actions comme une houillère, comme une exploitation de bitume. Ces actions se divisent quelquefois en coupons pour un jour, et peut-être plus tard seront-elles subdivisées en un certain nombre de coups de fusil. Un grand propriétaire, voyant la manie cynégétique de ses contemporains, a eu l'heureuse idée de permettre la chasse, chez lui, moyennant une contribution graduée qui se combine fort bien avec ses intérêts. On paie 5 francs pour courir dans sa plaine, et 10 francs pour entrer dans son parc, ensuite la bagatelle de 20 sous pour chaque coup de fusil que l'on tire. Si la pièce est tuée, on demande au chasseur 50 centimes de plus, que dans l'ivresse du succès il ne peut pas décemment refuser ; et puis, s'il veut emporter son gibier, le garde exhibe un nouveau tarif: 10 francs pour un faisan, 5 francs pour un lièvre, 40 sous pour un perdreau, etc. Ce digne homme entend fort bien la spéculation.
(…)
Outre les chasseurs propriétaires et les chasseurs locataires, il existe la classe des chasseurs permissionnaires. Ceux-là connaissent beaucoup de monde, ils ont des amis partout, ils se font inviter, et, sans bourse délier, ils prennent leur part d'un plaisir que les autres paient. Ce sont les parasites de la chasse. Ordinairement ils tirent bien, tuent beaucoup, et dînent énormément.

Après ceux-là vient la foule des chasseurs flibustiers, pirates des bois, écumeurs de la plaine ; ils rougiraient d'acheter le droit de tuer un perdreau. Ils partent sans savoir où ils iront ; connaissant le pays à dix lieues à la ronde, ils évitent les gardes autant qu'ils peuvent le faire. Si par hasard ils sont pris en flagrant délit, cela ne les inquiète point : doués d'un jarret de fer, ils marchent, ils marchent, et défient leurs ennemis de les suivre. Proposez à ces messieurs de prendre une action dans votre chasse, ils vous riront au nez. Un d'eux me disait : «Si je chassais sur mes terres, je n'aurais pas la moitié du plaisir que j'éprouve chez le voisin. La crainte du garde me fouette le sang, il me faut des émotions, et pour en avoir davantage, il est probable que l'année prochaine je ne prendrai point de port d'armes ; alors il faudra que j'évite le garde particulier, le garde champêtre et la gendarmerie. Ce sera beaucoup plus amusant.»

"Pain qu'on dérobe et qu'on mange en cachette
Vaut mieux que pain qu'on cuit ou qu'on achète."

Ces chasseurs flibustiers ont assez beau jeu les jours d'ouverture. Dans chaque village il existe une certaine quantité de pièces de terre appartenant à des paysans qui permettent au premier venu d'y chasser. Pendant que les actionnaires de la chasse voisine font feu de tribord et de bâbord, le gibier épouvanté se réfugie dans les luzernes, dans les betteraves, situées près des habitations, et la récolte des flibustiers est quelquefois assez bonne. Si le garde et ses maîtres s'éloignent, eux se rapprochent, ils accourent dans les champs qu'on vient de quitter ; et souvent leur glanage vaut mieux que la moisson des autres.
J'en connais qui ont un gamin en sentinelle avancée pour les prévenir du retour du garde; j'en connais d'autres qui portent une lunette dans leur carnassière, et de temps en temps ils s'assurent que l'ennemi ne vient pas les surprendre. J'en ai vu qui portaient une blouse blanche en dedans, bleue en dehors; le garde poursuit un chasseur bleu, celui-ci marche vers le bois, là comme derrière une coulisse, il change de costume en retournant sa blouse, et quand le garde arrive il paraît vêtu de blanc avec son fusil en bandoulière, désarmé, dans une position inoffensive. « Ah parbleu ! dit-il, si vous courez après ce chasseur bleu qui vient de passer, vous l'attraperez bientôt, il a l'air fatigué: doublez le pas, il sera pris. »
(…)
Le fashionable veut qu'on le croie bon chasseur, et ne s'occupe nullement de le devenir. (…) Ce beau monsieur ne va point à la chasse pour s'amuser, mais pour pouvoir dire demain: «Je reviens de la chasse.» Si chemin faisant il rencontre une belle dame, il la suivra : qu'a-t-il besoin de courir après les perdreaux, n'est-il pas sûr d'en trouver au retour chez Chevet ? L'essentiel pour lui est de partir pour la chasse; dès lors il a conquis le droit de faire des histoires à son retour, et d'envoyer des bourriches de gibier dans vingt maisons différentes.

Le fashionable n'a point le temps de devenir chasseur : si Diane est ennemie de l'amour, l'amour est ennemi de Diane. Ce monsieur-là étant toujours amoureux ne peut pas gaspiller son intelligence à méditer sur les ruses du gibier, il préfère vaincre celles des dames. Mais, comme la chasse est un plaisir où il faut déployer de l'adresse, de la force, et quelquefois du courage, le fashionable veut passer pour chasseur, car il désire que les dames le croient brave, adroit et fort. S'il est riche il ne manque pas d'acheter un nouveau fusil chaque fois qu'un armurier découvre un nouveau système : et comme ces prétendues découvertes arrivent souvent, notre homme est à la tête d'un arsenal formidable. Il espère qu'enfin il trouvera une arme dont les coups seront certains. Tous ces fusils divers sont là pour deux choses: d'abord ils prouvent la richesse de l'homme, et à Paris c'est une grande affaire, ensuite ils servent à sauver l'amour-propre du chasseur. Lorsqu'il manque, ce qui se voit très-souvent, il a son excuse prête : «C'est un fusil nouveau, je n'en ai pas l'habitude. Si j'avais su, je ne l'aurais point apporté.»
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Exemple d'un collectionneur fou :

Ce M. de Menussard, en un mot, possède une très-magnifique collection de porcelaines de Sèvres, pâte tendre (...)
M. de Menussard est riche, instruit, bien élevé, et il vit seul, enfermé avec ses porcelaines ; il n'a pas de voitures, pas de domestiques : une vieille servante fait son ménage. Sa toilette, sa nourriture, son logement lui coûtent peu de chose.
Jamais il ne va au spectacle : il n'a aucun ami ; on ne lui a jamais connu de maîtresse ; il n'a jamais voyagé, si ce n'est jusqu'à Sèvres, encore n'y a-t-il été qu'une fois, et en est-il revenu à pied, fatigué, crotté, mouillé par la pluie jusqu'aux os, furieux contre la manufacture de Sèvres, contre le siècle tout entier, et s'écriant avec indignation :

«Il n'y a plus ni croyances ni quoi que ce soit ici-bas, tout est détruit... Décadence... décadence complète... Dire qu'une des gloires de la France... ils l'ont laissé perdre... Les barbares ! les Goths ! les triples Wisigoths ! ne plus fabriquer de pâte tendre ! de la pâte dure, rien que de la pâte dure !... Mais c'est que c'est à faire dresser les cheveux sur la tête !»
Depuis ce jour, il ne faut plus lui parler du Sèvres moderne, il hausse les épaules ; et un sourire amer vient errer sur ses lèvres ; la pâte tendre est tout pour lui. Quand il ne peut sortir de son appartement, que les marchands de curiosités ont leurs boutiques fermées, et que nulle vente n'a lieu dans toute l'étendue de Paris, alors que M. de Menussard s'enferme dans la pièce la plus reculée de son appartement ; une à une, il tire de leurs coffres, de leurs étuis, toutes ses belles porcelaines, ses assiettes, ses plats, ses tasses bleues, roses, vertes, à bouquets, à médaillons, à fonds blancs ou de couleur ; il les contemple avec adoration, avec amour ; armé d'une flanelle douce et fine, il les essuie, les polit, les caresse ; puis, quand leur toilette est ainsi faite, il leur adresse la parole, il cause avec elles, il les interroge.

«Vous voilà bien belles, dit-il, en s'adressant à ses tasses bleues, vous voilà bien fières ; oui, vous portez sur vos flancs les charmants portraits des plus agréables femmes de votre jeunesse ; le roi Louis XV a voulu que l'on vous décorât des figures de ses maîtresses les plus chères ; il n'eût certes pas confié de si adorables images à de la pâte dure. Oh ! non ; il fallait toute la finesse, tout l'onctueux, tout le moelleux de votre pâte tendre, ô mes chères petites coquettes, pour recevoir dignement le visage délicieux de madame de Châteauroux, celui non moins gracieux de la marquise de Pompadour, et les traits fins, spirituels et agaçants de la marquise Du Barry.»

Ainsi enfermé, ainsi causant, jouant avec ses belles porcelaines de pâte tendre, M. de Menussard est le plus heureux des hommes. Il se met à genoux devant elles, il les adore, il les aime d'un amour profond, et, plus enthousiaste, plus poëte que Pygmalion, il ne voudrait point animer sa Galathée ; il ne lui trouve point une imperfection : l'animer serait la décompléter, lui ôter son charme (...)

Il ne connaît qu'une seule chose, n'aime, n'adore, ne chérit, ne vénère qu'une seule chose, c'est la pâte tendre de Sèvres ; le reste du monde peut s'écrouler, s'abîmer, il n'y fera pas attention.
Jamais il ne lit un journal ; il n'est point éligible, ni électeur, ni garde national, ni quoi que ce soit : il est l'amant de la pâte tendre de Sèvres.
Cette passion de la collection, cette folie, cette idolâtrie pour la pâte tendre de Sèvres, l'ont pour ainsi dire exilé de l'espèce humaine, de sa confraternité et des sentiments humains M. de Menussard, l'ont rendu égoïste, dur et inflexible dans ses résolutions, avare pour tout ce qui n'est pas pâte tendre de Sèvres. Il n'a aucune pitié des pauvres ; le récit d'une grande infortune ne tirera pas une larme de ses yeux ; il verrait brûler tout un quartier de la ville qu'il ne bougerait pas de chez lui et qu'il n'en prendrait aucune émotion ; mais si une de ses tasses, un de ses vases, une de ses assiettes, venait à se briser, ses paupières se baigneraient de larmes ; des sanglots, des plaintes, sortiraient de sa poitrine ; il trouverait en son cœur des trésors de poésies pour déplorer la perte de sa tasse, de son vase ou de son assiette, et s'étonnerait que le monde entier restât indifférent à ce malheur ; il serait capable de tuer un homme qui détruirait la moindre de ses richesses de pâte tendre.
Enfin, il traverserait tous les incendies, tous les purgatoires, tous les enfers, pour sauver la plus petite soucoupe de pâte tendre, en danger de destruction, et il ne mettrait pas ses jambes dans l'eau pour sauver un enfant qui se noierait.
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L'ami des artistes :
Au milieu d'une dizaine de célébrités plus ou moins célèbres, mon ami Badoulot, couché dans un vaste fauteuil à la Henri II, les jambes plus élevées que le chef, et les bras pendants, parlait, discutait, répliquait, développait, expliquait, professait, discourait d'un ton de pacha, avec une nonchalance et une abondance admirables.
Il s'agissait d'arts, de poésies, de musique, le tout en infusion. Trois poëtes, autant de peintres et de compositeurs connus, se trouvaient là, écoutant Badoulot avec une déférence remarquable, et ce dernier avait raison contre eux tous. On n'aurait pu mieux manier la question d'art, et ces grands praticiens ne lui allaient pas à la cheville. Un spectateur peu exercé l'aurait pris pour un critique de canapé ; mais à la chaleur qui l'animait, au farouche de ses yeux, à l'échevelé de sa phrase et de sa crinière, à la sueur qui ruisselait sur sa barbe taillée en quinconce, sur son gilet à la Barnave, et sur son habit en velours noir d'une coupe fabuleuse, on reconnaissait un artiste, et même un grand artiste.
Dès qu'il m'aperçut, il me secoua rudement la main, me cria un bonjour sonore, tel qu'un homme à large poitrine qui marche dans sa force, puis il reprit son gargarisme. Son texte était en ce moment la sculpture, et il y avait lieu de penser qu'il était devenu un grand statuaire. Je perdis cette opinion dès qu'il parla de la poésie ; il en posait les lois avec un tel aplomb que je me dis : Il est devenu poëte. Mais cinq minutes après il était facile de voir que Badoulot était un admirable compositeur. C'était le prodige de Pic de la Mirandole. Et partout l'argot spécial du métier : fugues, contre-points, strettes, canons, etc... Un ciel bleu n'était qu'un fond de cobalt plus ou moins laqué, et pour admirer un terrain broussu couvert d'ombre, il s’écriait :—Ces bitumes, comme c'est tripoté, comme c'est fouillé, comme c'est chauffé ! Et ces herbes, comme c'est fricoté dans la pâte !
(…)
Un monsieur nous avait accompagnés jusqu'à la porte, qui, durant toute la soirée, n'avait pas articulé deux paroles brillantes ; ce terne personnage continua la route avec moi, et je cherchai à repaître en lui ma curiosité à l'endroit de Badoulot.—Les gens de la nature de votre ami, répliqua mon compagnon, ont besoin de naître riches. Gens de parole et d'inaction, de théories sans pratique, incapacités sonores, ils vivent cramponnés aux artistes, comme les moucherons aux chevaux. Doués d'un certain sentiment, pourvus de sympathies ardentes, et privés de fécondité, amateurs sans vocation, ces ombres nombreuses rendent par les lèvres ce qui leur est entré par les yeux.

Mais rien ne se passe au delà. Sont-ils pauvres, de tels gens se font broyeurs de couleurs, souffleurs de comédie, figurants d’opéra ; sont-ils riches à milliards, princes, ministres, ce sont des jugeurs, des protecteurs, des Colberts au petit pied, des Mécènes en miniature, des Léon X de chevalet.
Si, comme votre ami, ils ont en partage une honnête aisance, ils accouplent leur génie muet au talent d'un praticien qu'ils ne quittent plus ; l'art est leur seule occupation, le monde entier n'est pour eux peuplé que de grands hommes, et grands hommes eux-mêmes, par frottement, par incubation, ces fétiches manient la question d'art à merveille, talent où excellent d'ordinaire ceux qui jamais n'ont rien fait et qui ne feront jamais rien. Au demeurant, que sont-ils ?... Amis des artistes, courtiers marrons du talent ; ils n'ont pas d'autre position sociale.

Quand l'ami des artistes a senti le poids des ans, quand, à force de répéter la même chose, il est demeuré en arrière du mouvement général, sa verve diminue, la rigueur de ses principes devient tempérée, son audace s'intimide, ses ailes se déplument, ses serres perdent leurs ongles, il tombe en fusion et passe à une tendresse universelle. Au seul mot d'art, au seul nom d'artiste, il vous embrasse, et il pleure à l'aspect du premier nez de son petit-neveu. En un mot, une fois usé, et dès qu'il ne vaut plus rien, l'ami des artistes, devenu excellent homme, tourne au sigisbé des artistes quinquagénaires et au brocanteur de tableaux. S'il lui reste des rentes, il tire des amis de sa cave et de sa cuisine. Voilà, monsieur, l'avenir de votre camarade, enluminé le mieux possible. Au revoir, et bonne nuit.»

(…)

La quantité de ces mouches bovines devient effrayante. Combien de gens se font honneur par le monde, au sortir de leur étude d'avoué ou de leur bureau de ministère, d'appeler les grands hommes par leur nom de baptême tout court, de leur crier de loin: «Comment te portes-tu ?» et de raconter les menus détails de leur vie, afin de paraître leurs familiers ! Et puis, ce sont des questions ridicules, des requêtes indiscrètes, des observations stupides, et surtout des éloges à contre-sens, plus irritants que la critique même; des querelles à l'endroit de vos intimes convictions, et tout cela pour faire parade de leur jugement prodigieux, de leur étrange aptitude, et d'une vocation incroyable.

(…)
Déjà néanmoins, et depuis quelques années, un symptôme effrayant de la maladie morale qui pâlit les comédiens de la capitale se manifeste parmi ceux des départements. Ce besoin de considération prosaïque les recherche ; ils aspirent au droit de bourgeoisie ; l'ami des artistes devient pour eux un objet d'utilité, un porte-respect qu'ils choisissent dans les notabilités, et qui, cajolé, salué, adulé, sert alors au comédien de marchepied pour se hausser jusqu'aux hobereaux de l'endroit. Grâce à ce patron officieux, l'artiste pourra se glorifier, comme ses chefs de file des théâtres royaux, d'être initié aux belles manières, d'avoir été couru par la meilleure société, et ravagé par les dames du grand monde (telles sont ses expressions) dans toutes les villes où il a travaillé.
(...)
On reconnaît généralement l'ami des artistes à la manière dont il exagère les habitudes, les allures des objets de son affection. Son chapeau est plus pyramidal, sa cravate plus convulsive, son col plus rabattu, sa barbe plus moyen âge, son gilet plus débraillé que chez l'artiste. Son mobilier a l'air d'une boutique de bric-à-brac ; il couche en un lit sculpté, tout hérissé d'arabesques horriblement pointues. S'il faisait un mouvement durant le sommeil, il ne se réveillerait pas, car il se fendrait le crâne jusqu'au sternum.(…) L'ami des artistes méprise son bottier, son tailleur, son valet, son épicier, et jusqu'à son marchand de vins. Il voudrait que chacun fût ami des artistes, et ne fît rien autre.
(…)
Malgré la ferveur de ces sympathies pieuses, Dieu vous garde, artistes, des questions et de la logique de l'ami fatal ! C'est le malin qui l'a suscité pour vous induire au péché d'impatience et de colère.
Un tel travers, nous l'avons dit, est le résultat d'un orgueil puéril, d'un enthousiasme immodéré et d'une impuissante ambition. La paresse y contribue souvent. Par malheur, on ne devient point habile par l'acquisition d'une teinture générale des choses de la science, et l'érudition à deux sous ne conduit qu'au bavardage, à la fausseté du jugement, la pire des qualités et la première de celles qui constituent l'ami des artistes.
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La chanoinesse superficielle du boulevard Saint-Germain :

La troisième espèce (de chanoinesse) et la plus digne d'étude est celle des riches roturières qui veulent effacer leur origine sous le titre de comtesse, et voiler les malheurs de jeunesse sous un nom matrimonial. Voilà celle que nous nous proposons de peindre.

Une fois en possession de son diplôme, la chanoinesse s'établit au faubourg Saint-Germain ; c'est là seulement qu'elle peut être prise au sérieux. Dès lors commence pour elle une nouvelle existence ; elle forme une classe à part dans la société : elle n'est ni fille, ni femme, ni veuve. Il y a des sophistes qui prétendent qu'elle est tout cela à la fois.

Elle n'est pas noble, car elle n'a pas d'aïeux ; elle n'est pas roturière, car elle est comtesse.
Elle n'appartient pas au monde temporel, car elle est devenue l'épouse de Jésus-Christ.
Elle n'appartient pas au monde spirituel, car elle conserve toute sa liberté, tous ses plaisirs, toutes ses joies.
Elle a pris le voile, et ne le met pas ; elle a un oratoire, et ne prie pas ; elle a un confesseur, et ne se repent pas ; elle a un amant, et n'y renonce pas.

Tout chez elle est fiction, et son titre, et son célibat, et son couvent : c'est une existence sans harmonie et sans liens. Et comme, après tout, même un défaut d'harmonie doit avoir sa logique, tout chez elle se ressent de cette révolte sociale : ses manières sont équivoques, son allure empruntée, et sa vie remplie de gênes...
Elle n'est pas admise chez les femmes qui se piquent d'être vertueuses, parce que ses mœurs sont trop libres ; elle est repoussée par les femmes faciles, parce qu'elle est trop prude. Chez les dévots on la compare à un prêtre défroqué ; chez les incrédules on lui reproche de s'être affublée du froc. Les uns ne veulent pas d'elle, quoique religieuse, les autres parce que religieuse. Partout elle souffre des péchés de sa double nature.

C'est en voyant les tribulations de la chanoinesse que j'ai appris combien l'androgyne, s'il existait, serait un être malheureux. Dédaigné par les hommes, parce qu'il est homme ; haï par les femmes, parce qu'il est femme, il n'aurait les bénéfices ni de la figure mâle de l'un, ni des formes délicates de l'autre. Il ne demanderait que la moitié du bonheur qu'il peut donner ou recevoir, et il ne lui serait même pas permis de se partager. Amant et amante à la fois, il ne trouverait pas qui aimer, ni par qui être aimé. Avec ces doubles facultés qui ne peuvent ni être satisfaites, ni se satisfaire elles-mêmes, il s'épuiserait en vains désirs, se débattrait impuissant sous sa trop grande puissance, et maudirait le ciel qui, en faisant pour lui plus que pour tout autre, lui interdit en même temps d'user de ses trésors.

(…)
Le costume de la chanoinesse est en harmonie avec toute sa manière d'être, c'est-à-dire qu'il est sans harmonie avec le milieu social qu'elle recherche. Dans l'ensemble de sa toilette, elle est toujours en arrière sur la mode ; dans les détails, elle vise à ce qu'il y a de plus nouveau. Ses bonnets seront de la veille, son fichu, sa collerette, sa guimpe seront du dernier genre, et sa robe aura une coupe surannée.
(…)
Depuis qu'elle a été affranchie par son entrée dans les ordres, la chanoinesse reçoit beaucoup, reçoit avec faste, et n'ignore pas qu'un puissant moyen d'attraction est un bon cuisinier.

(…)
Sous ce rapport la chanoinesse a fort heureusement rencontré : elle a une amie. Cette amie est jeune ; elle pourrait même être belle, si ses traits réguliers étaient animés par la pensée. Mais jamais cet œil terne n'a brillé d'amour ou de haine ; jamais ce front lisse n'a été contracté par la passion ; jamais ces lèvres vermeilles ne se sont ouvertes que pour laisser échapper d'insignifiantes paroles, ou un sourire sans expression.
Amélie est une de ces grandes adolescentes qui servent d'auxiliaires aux coquettes, sans jamais devenir des rivales. Aussi la chanoinesse s'en sert-elle à merveille. C'est avec Amélie qu'elle fait ses courses aventureuses ; c'est avec Amélie qu'elle va au bal masqué ; c'est avec Amélie qu'elle va à la messe. Si elle fait circuler une médisance, c'est par la bouche d’Amélie ; si elle veut risquer un propos glissant, c'est Amélie qui le débite avec toute l'innocence de Vert-Vert ; si elle médite une conquête, c'est Amélie qui commence l'attaque. Ce que la chanoinesse pense, Amélie le dit ; ce qu'Amélie dit, la chanoinesse le fait. Il y a chez Amélie une si forte dose d'enfantillage, qu'elle folâtre toujours avec les positions les plus équivoques : elle écarte en riant les soupirants malheureux ; elle pousse avec naïveté le préféré dans le boudoir. Enfin, c'est Amélie qui est le grand ressort de toutes les intrigues, et, comme un ressort machinal, elle suit sans conscience l'impulsion donnée.

A côté de l'amie figure, comme habitué constant et inamovible, un petit homme bruyant, empressé, affairé, qui, à chaque interpellation de la dame du logis, ne manque jamais de lui donner avec emphase le titre qu'elle a acheté. «Plaît-il, madame la comtesse ? Oui, madame la comtesse ; non, madame la comtesse ; oh ! madame la comtesse.» Infatigable porte-voix de sa dignité, il semble avoir pour mission de rappeler sans cesse les hommages que l'on doit à la divinité du lieu. En le voyant bourdonner autour d'elle, affecter de lui parler à l'oreille, gronder les domestiques et faire avec tapage les honneurs du salon, vous demandez quel est ce personnage, et vous apprenez que c'est le porteur complaisant des lettres intimes, l'intermédiaire officieux des négociations mystérieuses, le secrétaire d'ambassade de la diplomatie canonicale.
En dépit des airs de grandeur que se donnent les parvenus, toujours quelque maladresse trahit le péché originel. Un marchand a beau acheter un château, un titre, des amis complaisants, des prôneurs empressés, au moment même où il se drape en prince, un faux mouvement met à nu ses infirmités natives. Le roi bourgeois est toujours plus bourgeois que roi.
(…)
Aux premiers jours de sa dignité, la chanoinesse avait voulu se montrer difficile, et n'admettre chez elle que des noms emblasonnés ; mais les nobles du faubourg s'étaient montrés aussi difficiles qu'elle, en repoussant ses invitations. Son parti fut bientôt pris ; car les coquettes ont toujours une certaine fierté qui les protège contre l'insulte ; et il lui fut aisé de remplacer les nobles dédaigneux par des artistes, des littérateurs et d'aimables oisifs, qui reconnaissaient sa généreuse hospitalité par leurs complaisances et leurs hommages.
(…)
Parmi les hommes qui l'entourent, la chanoinesse, comme on le pense bien, doit avoir des préférences intimes. Elle est trop bonne chrétienne pour oublier ce précepte : « Il sera beaucoup pardonné à ceux qui auront beaucoup aimé » elle est trop instruite des prérogatives féminines, pour ne pas avoir, au moins en apparence, plusieurs adorateurs.
D'habitude pourtant ils se réduisent à trois : l'un, qu'elle a par goût ; c'est un homme médiocre, qu'elle aime et qui la rudoie : l'autre, qu'elle a par vanité ; c'est un poëte, qui l'adore et qu'elle tyrannise : le troisième, qu'elle a par mode ; c'est un homme de bon ton, qu'elle cajole et qui s'en amuse.
Avec le premier, elle est tendre ; avec le second, prude ; avec le troisième, coquette. Mais ce n'est pas pour elle plusieurs cultes à la fois ; c'est un seul amour en trois personnes.
Cependant ce n'est guère qu'aux premières années de son noviciat, que la chanoinesse conserve cette franchise d'allure et cette verdeur d'indépendance.

Plus tard, elle prend le rôle de sa robe, et se transforme en dévote ; mais ce n'est pas tout à coup et sans transition que s'opère cette métamorphose. Un mécompte qu'elle subit lui fait d'abord lever les yeux au ciel ; les dédains d'un amant la jettent dans la prière ; l'affaiblissement de ses charmes lui rappelle son salut. Chaque jour elle consulte son miroir, pour savoir s'il faut se conserver au monde ou s'abandonner à Dieu. Une ride imperceptible au front la fait gémir sur ses péchés ; une ligne équivoque sur la joue ranime sa ferveur ; un cheveu blanc la ferait prosterner la face contre terre…
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Oui, songeons-y, un jour viendra où nos petits-fils voudront savoir qui nous étions et ce que nous faisions en ce temps-là; comment nous étions vêtus ; quelles robes portaient nos femmes; quelles étaient nos maisons , nos habitudes, nos plaisirs; ce que nous entendions par ce mot fragile, soumis à des changements éternels, la beauté? On voudra de nous tout savoir ; comment nous montions à cheval? comment nos tables étaient servies? quels vins nous buvions de préférence? Quel genre de poésie nous plaisait davantage, et si nous portions ou non de la poudre sur nos cheveux et à nos jambes des bottes à revers? Sans compter mille autres questions que nous n’osons pas prévoir, qui nous feraient mourir de honte, et que nos neveux s’adresseront tout haut comme les questions les plus naturelles. C’est à en avoir le frisson cent ans à l’avance.
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