— Moi, aussi, j’ai failli être aimé, avoua-t-il un soir… Elle n’avait que dix-sept ans… Elle travaillait à faire des chapeaux, avec de jolies fleurs d’étoffe, des chapeaux qu’elle vendait aux paysannes les jours de marché. Chaque fois que je passais devant sa fenêtre, elle me souriait gentiment, en penchant un peu la tête comme un oiseau. On avait commencé déjà à se parler. Elle me faisait ses petites confidences. Il paraît que le boucher de la place la lorgnait, lui aussi, et qu’elle avait toujours un peu peur, lorsqu’elle était obligée de passer devant son étal plein de sang et qu’il la suivait du regard avec son couteau entre les dents… Elle venait me raconter tout ça sur la butte où je fendais mes ardoises à coups de-tranchet, parce que je suis fendeur d’ardoises de mon métier. Je comptais le nombre de fois qu’elle se retournait après m’avoir quitté… Et entre-temps, je n’arrêtais pas de penser à elle…
— Et alors ? demanda Arsène.
— Et alors j’ai appris par quelqu’un de là-bas que depuis elle s’était mariée avec le boucher.
— Mon pauvre vieux !
— Bah, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi, il vaut mieux que je n’aie personne.
— Et pourquoi ?
— Parce que, moi, je suis sûr d’être tué, répondit-il d’une voix douce.
Le lendemain même, en effet, Deschaseaux était frappé à mort dans un combat à la grenade, aux côtés d’Arsène.
— Lorsque je suis entrée chez les Dufour, continua-t-elle, ils m'ont dit : « Marie, nous ne vous engageons pas pour ceci ou pour cela. Vous ferez ce qui se présentera. » C'est ainsi qu'un jour où il pleuvait, ils m'ont envoyée porter une couronne à un enterrement, du côté de Vincennes. Et, non seulement, j'ai porté la couronne, mais une fois arrivée là-bas, j'ai pleuré. Je vous le dis, en vérité, M'sieur Arsène, je suis la bonne à tout faire.
Arsène et Patillon avaient repris leur place dans la tranchée.
Devant eux, c’était toujours le même désert, la même étendue pleine d’effroi, d’où toute sève avait disparu.
Un automne précoce pleurait sur cette solitude.