L'Algérie est en plein bouleversement politique. Selma est une adolescente, la fille du médecin Brahim Bensaïd. le lecteur va vivre avec elle pendant une décennie, des prémices de la guerre civile en 1988 jusqu'en 1997, l'année où la violence atteint son paroxysme. Elle habite avec ses parents et sa grand-mère Mima ainsi que son oncle Hicham, un avocat qui va progressivement s'engager du côté du Front Islamique et s'opposer de plus en plus à son frère Brahim.
Selma est passionnée par l'équitation et va s'éprendre d'un des chevaux du centre équestre où elle passe la plupart de son temps libre. On suit en parallèle ses aventures équestres, les péripéties familiales, amicales et amoureuses de la jeune fille.
Chaque épisode où apparaissent des chevaux dit quelque chose des humains, vient comme un refrain, à la fois reflet et antidote de la violence des hommes. Selma au début du récit monte une jeune pouliche imprévisible, Hind, qu'elle est chargée de « débourrer ». J'ai été saisi par la scène où Adel, un beau palefrenier enjôleur avec les filles, soumet un cheval rétif à grands coups de cravaches, jusqu'à laisser des traînées ensanglantées sur le poitrail et les jambes de l'animal. La domination par la violence se termine par les applaudissements d'un palefrenier bientôt suivit par ceux des autres. Cet étalon récalcitrant se nomme Sheïtane (diable en arabe). Après avoir été battu et martyrisé, plus personne ne peut l'approcher. Il pourrait bien être promis à l'équarrissage. Selma s'attache à le sauver. Elle le soigne et révèle à tous son potentiel équestre. On ne va plus quitter Sheïtane, devenant un des principaux protagonistes. Autre scène marquante : celle où l'étalon rue et donne des coups de sabots à un cheval qui le colle de trop près sous le regard impuissant des cavaliers et du moniteur. Une autre encore décrivant les galops dans la forêt qui mène au village d'Adel, le bruit des sabots dans le bois silencieux, les pieds écrasant les pommes de pin, les crins noirs qui volent, le balancement des hanches au grand galop sur la piste étroite. Puis ce sont des coups de feu qui vont affoler bêtes et cavaliers, les terroristes islamistes ayant envahi le bois et s'étant installés dans le centre équestre.
Les relations entre Selma, Adel et Sheïtane ouvrent sur un grand récit métaphorique traitant de la violence aveugle. Comment, quand on est jeune en Algérie à cette époque, vivre et trouver son chemin malgré tout ? En s'approchant du cheval devenu fou, on pénètre au coeur de la décennie noire algérienne. On a la sensation physique des galops, de la complicité ou pas selon les moments avec Sheïtane.
Amina Damerdji décrit avec talent et sensibilité le corps à corps avec l'étalon, l'harmonie et les chutes, les blessures infligées au cheval et aux hommes.
C'est un très beau roman où on découvre, à travers l'histoire de la famille de Selma et aussi celle de Maya, l'amie journaliste de Selma, la période méconnue chez nous de ces terribles années entre 1990 et 2000 où la barbarie a refait son apparition en Algérie.
Amina Damerdji nous offre un roman d'apprentissage comme je les aime. Il permet de réfléchir à la division au sein d'une même famille, quand rester en dehors des conflits n'est tout simplement pas possible, quand les camps ne sont pas entre les bons et les mauvais mais, comme dans plusieurs conflits actuels, entre extrémistes d'un bord et extrémistes de l'autre bord. Il exprime les passions tristes d'une époque dont les repères ont été rendus flous.
Il n'y a pas à redouter de scènes insoutenables à répétition. La violence est vue à distance, sauf la scène du tout début au coeur de l'attaque du village par un commando islamiste, ou quand Maya observe la même scène de loin pour réaliser son reportage.
Amina Damerdji a grandi à Alger jusqu'à la guerre civile. Elle a quitté l'Algérie à l'âge de sept ans avec sa famille et vit actuellement à Paris.
Bientôt les vivants est son deuxième roman après
Laissez-moi vous rejoindre, une biographie romancée de la révolutionnaire cubaine Haydée Santamaria. Elle revient dans
Bientôt les vivants sur ses souvenirs, créant une fiction magnifique à partir d'évènements réels : le centre équestre a bel et bien existé et les évènements sont inspirés de faits historiques. Elle déploie une force de vie, notamment à travers le très beau titre et l'image du cheval donné dès l'épigraphe : des vers poignants du poète espagnol
Rafael Alberti écrits en pleine guerre civile espagnole en 1938. Un hymne à la vie ayant obtenu le prix transfuge du meilleur roman français 2024 et sélectionné dans la liste des 5 romans finalistes du prix Orange du livre 2024. Chacun peut encore voter sur le site lecteurs.com jusqu'au 5 juin. le prix sera dévoilé le 13 juin. A suivre...
« A galopar, a galopar, hasta enterrarlos en el mar
Nadie, nadie, nadie, que enfrente no hay nadie
que es nadie la muerte si va en tu montura
galopa caballo cuatralbo, jinete del pueblo
que la yierra es tuya
A galopar, a galopar, hasta enterrarlos en el mar. »
Traduction de l'autrice : « Galope, galope jusqu'à les enterrer dans la mer / Personne, personne, personne, puisqu'en face il n'y a personne, / puisque la mort n'est personne si elle chevauche ta monture / galope cheval aux pieds blancs, cavalier du peuple / puisque cette terre est la tienne / Galope, galope, jusqu'à les enterrer dans la mer »
Paco Ibanez a popularisé ce poème dans les années 1970, chanson qui a été reprise maintes fois depuis. J'ai sélectionné la version du chanteur uruguayen Pajaro (2018) pour la version sifflée du début et celle du groupe punk rock argentin Attaque 77 (1998) pour son énergie. A découvrir à la suite l'un de l'autre sur mon blog Bibliofeel dans un petit montage qui finit au grand galop !
Lien :
https://clesbibliofeel.blog/..