Nous, aristocrates et grands bourgeois, utilisons notre argent pour nous lancer à corps perdu dans un dernier bal, juchés sur les cadavres et sur les ruines d'un monde en perdition.
La mort venant, quel sera le dernier son à mon oreille ?
Le grincement d’un chariot poussé par une infirmière ?
Le dernier battement de mon propre cœur ?
Le sifflement de ma respiration qui déjà s’enfuit et s’essouffle ?
Ou bien la voix de celle que j’aime ?
Après tout, qu’importe…
J'ai souvent pensé à la mélancolie comme à une sève noire et toxique qui rongeait et empoisonnait chacun des rameaux de notre arbre généalogique.
Bien sur certains bourgeons s'évanouissaient malgré cette bile vénéneuse.
Si les océans sont si larges c'est sans doute parce que tant d'exilés les ont abreuvés de leurs larmes.
Elle avait confié à son piano la plupart de ses tourments et de ses pensées.
Le monstre les avait gobés et les gardait jalousement dans son ventre noir et lustré.
Mais lorsqu'elle s'asseyait devant lui et effleurait ses touches d'ivoire, il laissait s'échapper de fragiles et mélancoliques échos des secrets qui macéraient en lui.
Mes sœurs, mes frères et moi écoutions alors la musique parler de ce qu'on ne dit pas.
Il est normal que la jeunesse se moque. Elle pense que les vieillards sont lents à cause de leur dos, de leurs articulations, de leur arthrose. Elle ignore ce que nous avons de souvenirs et de regrets, qu'il nous faut tirer après nous à chacun de nos pas. Puisse-t-elle l'ignorer longtemps. Puisse-t-elle se moquer longtemps.
Mozart écrit, à propos d'un de ses concertos : C'est brillant, mais cela manque de pauvreté.
Si les océans sont si vastes, c'est sans doute parce que tant d'exilés les ont abreuvés de leurs larmes.
J'étais en effet, nationaliste, conservateur, antisémite, antisocialiste, à l'extrême droite de l'échiquier politique. Mon petit frère, le seul qu'il me restait, professait quant à lui des idées diamétralement opposées aux miennes. Nous n'en parlions jamais, et ce silence était le prix de notre entente. Peut-être avait-il compris que notre fortune familiale était amassée sur les corps perclus de douceur et de vies brisées de milliers de pauvres hères, broyés dans les usines de notre père.
Brisé, je cessai de percevoir le piano comme un refuge. Il m'apparaissait désormais comme un gouffre insatiable, avide de soufrances et de chagrins. Je le rendais, d'une certaine manière, responsable des malheurs que j'avais connus.