Puis viendront les jours glaireux, les jours infirmes.
Les jours où la petite fourmi cheminant vaillamment, noir sur blanc, sur la céramique de l'évier, devient le soir, noir sur noir, araignée dans le plafond.
J'ai 9 ans.
p 195
Puis viendra le temps des colères et des silences au goût d'amanite.
J'ai 12 ans.
Les foyers français sont équipés à 79% d'appareils de télévision, les voisins ont désormais le leur. Ca fait longtemps qu'on a marché sur la Lune, et Francis et Nicole en explorent douloureusement les cratères !, Une fine suie noire nécrose les dîners où la télé est toujours allumée. La réunion devant le poste n'est plus une communion : le vin de messe est devenu pain quotidien, un bruit de fond. En payant la redevance on achète une digue contre les scènes de ménage. Qui cède souvent.
Ma mère avait 26 ans quand je suis née, 45 quand elle est morte, moi 19.
Elle n'a donc jamais connu ma fille, qui est née quand elle en aurait eu 58, j'en avais 32.
Ma fille est morte à 16 ans, quand j'en avais 48, ma mère en aurait eu 74.
Si l'on considère que ces deux disparitions furent, selon la formule consacrée, brutales, qu'elle est la probabilité que ces deux mortes bavardent au ciel ?
Voltigeante arithmétique.
On dirait un énoncé de problème de maths, avec des trains qui déraillent et des robinets qui fuient. Sauf que là, ce sont des vies qui fuient et des destins qui déraillent.
De cette mathématique du fracas et de la perte, je vais poser une équation à deux inconnues : le passé de ma mère, le futur de ma fille. Brouillons éternels. Clairement, ces deux inconnues le resteront pour toujours.
Je vais reprendre le fil générationnel que la mort a trouvé marrant de couper entre ses dents, telle une couturière capricieuse et impatiente, et je vais raccommoder les trous, faufiler des pièces aux coudes et genoux de ce grand squelette prématurément décharné. Je vais les coudre ensemble.
J'ai fermé la porte en emportant l'odeur de son chandail violine tricoté main, un mélange d'eau de Cologne et de fuel frelaté, de point mousse qui ne mousse plus.
Dix huit ans plus tard, quand, lycéenne, je demanderai à une vendeuse de cette même librairie s'ils ont Descartes, elle me répondra "non, désolée, on ne fait pas les jeux..." Aujourd'hui c'est une boutique de téléphonie mobile .
C'est le temps dragéifié des illusions perdues,
où elle réfugie ce qui lui reste de combat dans son petit corps détraqué, tantôt bonbon, tantôt épave,
mais toujours subtil, nerveux, attractif.
J'ai 19 ans et demi et Francis ne reviens plus.
p199
(...) mes belles au bois dormant, couturées siamoises dans mon amour inentamé.
Combien prend de lettres le silence des tombes doubles ?
De Camille, ses yeux bleus, son amour immodéré du Nutella, son envolée tragique un soir de réveillon, j’ai déjà parlé. C’est un livre maintenant. Un être de papier.
De Nicole, on peut dire qu’on ne sait rien. Les 26 années qui précèdent son mariage, immédiatement suivi de ma naissance, sont plongées dans un grand mystère.
Le Central aura un rôle… central dans les années qui vont suivre. C’est là que j’ai révisé mon bac en passant tout mon argent de poche dans la fente du juke-box, c’est là que Nicole a rencontré d’abord son mari, puis son meurtrier, c’est là qu’à mon dernier séjour – Camille était encore vivante – mon verre de blanc m’a été apporté pas un ancien camarade d’école primaire à la silhouette de Lancelot, un autre « petit fiancé », Bruno Malatesta, qui m’avait offert du muguet pendant ma coqueluche. Ca avait bien fait rigoler ma môme. Calvitie et embonpoint maintenant…