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Critique de Isidoreinthedark


J'ai découvert Erri de Luca il y a plusieurs décennies, à travers un petit livre peu connu, « Première heure », dans lequel l'auteur revient sur sa lecture quotidienne de la Bible en hébreu ancien. « Tous les matins, la tête vide et lente, j'accueille les paroles sacrées. » Agnostique, Erri de Luca extrait de ses lectures matinales son interprétation toute personnelle du texte « originel » et offre au lecteur son « exégèse », marquée par une fraîcheur étonnante, de textes bien connus de l'ancien Testament, tels que « David et Goliath » ou « Samson et Dalila ».

En poursuivant ma découverte de l'oeuvre prolifique de l'auteur italien, j'ai saisi que celle-ci creusait deux sillons en parallèle. le premier sillon que l'on peut qualifier de mystique, explore le texte hébreu de l'ancien Testament et nous en propose l'interprétation originale et inspirée de l'auteur au travers de plusieurs recueils dont les plus saillants sont « Première heure » et « Noyau d'olive ». le second sillon nous propose une oeuvre romanesque plus classique, dont les thèmes de prédilection sont l'amour indéfectible d'Erri de Luca pour la montagne que « Le poids du papillon » nous restitue avec une grâce touchante, ainsi que l'engagement politique qui marqua ses années de jeunesse, un thème exploré dans un roman inoubliable, sans doute son chef d'oeuvre, « Trois chevaux ».

Paru en 2019, « Impossible » est la dernière publication de l'auteur, alpiniste chevronné, et se présente sous la forme d'un roman au sens classique du terme, même si un lecteur assidu perçoit ici et là l'influence des lectures « bibliques » de l'auteur, notamment lors des digressions philosophiques dont il est friand.

Sur un sentier escarpé des Dolomites, un homme chute dans le vide. Derrière lui, un autre homme, le narrateur, donne l'alerte. Les deux hommes faisaient partie du même groupe révolutionnaire quarante ans plus tôt, au cours des « années de plomb ». le premier a livré le second et tous ses anciens camarades à la police. Il a ainsi échappé à la prison, contrairement à ses camarades, dont le narrateur, qui ont purgé de lourdes peines. S'agit-t-il d'une « impossible » coïncidence ou d'un crime ? Au travers de l'interrogatoire du narrateur par un juge qui a la moitié de son âge, « Impossible » explore les thèmes chers à Erri de Luca.

Le roman alterne les passages où le narrateur est longuement interrogé par un juge d'instruction, qui estime que l'hypothèse d'une simple coïncidence est « impossible » et place l'alpiniste en détention, avec les lettres d'amour aussi introspectives que touchantes, que celui-ci adresse à sa bien-aimée depuis la prison, où il séjourne le temps que la vérité sur l'étrange accident du traître soit établie.

Lors des premiers interrogatoires, le jeune juge tente d'établir, de la manière la plus précise, le déroulé des faits. On comprend que le narrateur (qui n'est jamais nommé autrement que par la simple lettre R.) est un alpiniste expérimenté qui effectuait une marche ardue dans les Alpes italiennes lorsqu'il a aperçu au loin un homme qui empruntait le même sentier que lui, avec plusieurs heures d'avance. L'homme accélère et le héros le perd de vue. Il le voit à nouveau deux heures plus tard, marchant craintivement le long d'un passage difficile, appelé vire. Lorsqu'il emprunte lui-même la vire, il aperçoit les signes d'un éboulement récent, ainsi que des vêtements indiquant qu'un corps est tombé au fond de la crevasse créée par l'éboulement. Il appelle immédiatement les secours, reste sur place pour indiquer à l'hélicoptère la position exacte du drame et rebrousse chemin.

A son retour, il est immédiatement convoqué par la justice. le juge estime que le caractère fortuit de l'histoire racontée par le héros est plus qu'improbable. La seule explication est selon lui, un meurtre prémédité, maquillé en coïncidence ou éventuellement la survenue d'une bagarre tragique entre les deux anciens amis.

Le narrateur endure son nouvel emprisonnement avec stoïcisme et ne change pas son récit d'un iota, malgré l'insistance du juge, qui tente désespérément de lui faire avouer le meurtre de celui qui a autrefois trahi ses camarades, pour préserver sa liberté, quitte à perdre son honneur. Il a décidé d'assurer lui-même sa défense et refuse toute coopération avec l'avocat commis d'office nommé par le ministère public.
« A mon âge, la prison prive de peu. Une peine appropriée serait de retirer les montagnes de mon passé, de les effacer de mes mains, de ma respiration. Mais elles sont en sécurité dans la soute de mes sens. Votre pouvoir sur moi se limite au petit présent ».

« Impossible » est un roman où la tension va crescendo, le juge se montre particulièrement insistant lors des longs interrogatoires qu'il inflige à son prisonnier qui est prêt à aller jusqu'au procès. La structure narrative du livre interrompt à intervalles réguliers cette tension, en nous proposant les longues missives que le narrateur adresse à celle qu'il nomme « ammoremio ». Ces lettres reviennent sur son amour indéfectible pour la montagne ainsi que sur les fameuses « années de plomb » auxquelles il a participé activement, une participation qu'il paiera au prix fort, celui de longues années de réclusion.

« Impossible » est roman à la construction habile, dont l'enjeu dépasse la disparition d'un homme dans une crevasse alpine. le tour de force de l'auteur réside dans cette faculté à construire un récit haletant, qui se dévore tel un roman policier, tout en creusant une nouvelle fois le sillon des thèmes qui lui sont chers : l'immanence et la beauté de la montagne, les failles de la justice des hommes, la trahison qui voit le traître renier avant tout ses propres convictions, le sens de l'honneur, l'engagement, la profondeur de l'amitié qui unit des « camarades » engagés pour une cause qui transcende leur lien, et l'amour aussi.
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