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Critique de Annezzo


Comment dire. Un gars qui commence son livre et sa vie d'écrivain (car c'est son premier ouvrage) par "Puis".
Dans Eyes Wild Shut, Kubrick finit son film, sa filmographie et sa vie par ce mot qui a guidé toute l'intrigue sans jamais se réaliser : "fuck". Oui, j'y vois un rapport avec ce luxe de commencer sa vie (littéraire) par "Puis". "Puis arriva la fin d'une autre année morne et blafarde".

Juste avec ce mot en première phrase de ce premier livre, on a tout. Mais tout quoi. Je vous présente : Don Delillo. le gars qui ose tout. Son premier roman, il lâche des choses, on perçoit vaguement ce qu'il veut dire, souvent rien mais un rien riche, ses audaces sont gratuites, il se permet, pourquoi se gêner, il ose, il lâche,
comment dire.
Cette lecture a presque eu un effet physique sur moi. J'ai lu chaque page et/ou chaque délire comme si j'étais installée dans une ravissante véranda, à regarder le paysage changeant au cours des heures, tout en buvant un verre de cognac par petites lampées, très confortablement installée. Un verre de cognac, puis la bouteille entière, mais par petites lampées, de manière à maintenir un état de presque ivresse absolument délicieux. Et même d'autres bouteilles en réserve, quand on ne comptera plus les lampées.
Au début non, on sirote, on comprend qu'il n'y a rien à comprendre dans cette infinie vacuité débordante - oui, il réussit ça le gars, nous faire caresser du plat de la main un vide débordant, tonitruant par endroits, agité sinon houleux, un vide démesuré de trop de choses qui ne sont rien. Un truc comme ça. L'Amérique de New York, du centre vibrant des Madmen, télé, pub, en rutilances inutiles, avec beaucoup, beaucoup, beaucoup de blabla. Vide. de considérations à la pelle qui ne servent à rien, de connivences chaleureuses qui ne mènent nulle part, de petites scènettes un peu sexuelles avec un plaisir tellement dissout dans ce grand tout vide, que ça ne restera à jamais que des figures de style en électrocardiogramme plat.
Rudement bien écrites. On sirote son cognac, il fait un peu chaud aux joues, c'est bon, sucré mais pas trop, et on est bien. le paysage change, évolue, ample. Qu'est-ce qu'on fait dans ce camping car ? On taille la route maintenant, et New York et son avenue folle se rangent gentiment dans un placard avec le balai et la serpillère. L'Amérique des petites villes, sus à l'ouest toujours, là l'ivresse l'air de rien a commencé à me gagner. J'ai arrêté de me demander "Mais qu'est-ce qu'il me raconte ce type", rien, il raconte soit rien, soit des petits riens. Des petits riens qui finissent par faire de la texture, qui font poids, qui se soupèsent et nous collent enfin au plancher ? N'allons pas jusque là, les petites lampées de ce drôle d'alcool se contentent de nous faire accepter le deal. Delillo ne nous demande rien, il propose ses riens, on en fait ce qu'on veut, on ne sait même pas si on existe. C'est que le narrateur lui-même n'existe pas vraiment. Comme le cognac dans le verre, rempli, rerempli, on avale des pages remplies, reremplies, sans affect, sans méchanceté non plus, c'est une logorrhée dont on fait ce qu'on veut. On saute des pages ? Si vous voulez, quelle importance. On lit quand même ? Allez.
Et ça débite. Ça propose des choses pas inintéressantes, pas mal même, je n'en ai gardé aucun souvenir, sinon le plaisir de boire tranquillement tout ça. de m'enivrer sans m'en rendre compte, de plus en plus cool, de plus en plus souriante parce que cette aimable vacuité contient quand même des vrais morceaux de fruits dedans, comme un yaourt onctueux. Devenant des vrais morceaux d'anthologie. Entre le personnage et moi, il ne s'est rien passé, mais entre l'écriture et moi, ça a été un éblouissement de plus en plus addictif. Nous avons fait ami-ami, les pages et moi. Dehors, la nature était totalement différente tandis que je finissais la bouteille de cognac et pensais à en ouvrir une autre. Voilà qu'on s'attarde dans une petite ville aussi purement américainement rien que n'importe quelle autre, on s'amuse de la magie d'une caméra pour dompter les regards, on prend les gens tels qu'ils sont et on prend ce qu'ils ont envie de donner. Il se passe des choses, mais pas grand chose. Les gens racontent, se racontent. Des épisodes comme des gros nuages qui passent dans le ciel maintenant rougeoyant, l'intensité du plaisir est là, la bouteille se siffle l'air de rien, j'ai bu tout ça, sans queue ni tête, délicieusement. La logorrhée s'intensifie, à croire qu'il joue sa peau comme une Shéhérazade, David Bell, s'il s'arrête, est-ce qu'on lui coupera la tête ? Que nenni, il remplit les silences à fond la caisse, comme ça, pour rien. Pour remplir ce fameux vide ? Bah, peut-être, mais on s'en fout, on déguste. Pas peur de finir le livre pour autant, il en a écrit d'autres, et Point Omega est mon livre de sac à main, pour lire dans les salles d'attente ou les longues lignes du métro, on peut le quitter des mois, on retombe sur ses pattes à siroter les paragraphes. Et j'ai aimé me promener dans un bon pavé sur vingt ans avec Lee Harvey Oswald dans Libra. Encore un personnage principal flottant, dans une Amérique qui lui échappe, une époque qui lui échappe, comme David Bell dans Americana.
Les derniers épisodes m'ont cueillie, emplie de lampées savoureuses. L'homme aux cheveux bleus, Clevengeur, les filles mexicaines, complètement bourrée de cette écriture, mais sans le mal de tête, juste une ivresse riche, complice, qui détend les jambes et alanguit les paupières, confiante. Parlant de Lee Harvey, j'ai aimé en une phrase découvrir les mots magiques, Elm Street, Dealey Plaza, Parkland Hospital, et le champ de l'amour, Love Field, non mais quel drôle de nom pour l'aéroport de tous les dangers. On y a laissé un petit bout de chair, dans ces lieux, histoire d'y revenir un jour, d'y revenir souvent, d'y revenir 17 ans après avec un pavé nommé Libra pour siroter un autre cocktail autrement plus explosif. J'ai aimé que la maison soit New York (que j'aime d'amour), et c'est avec plaisir que j'ai rouvert la première page, puis arriva la fin d'une année morne et blafarde.
Are you experienced ? Moi oui, j'ai vécu l'expérience Americana, j'en suis fort aise, dessoulant sans gueule de bois, ravie. Il me reste plein de Delillo à lire.

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