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Citations sur Transmettre (2)

[ Le propre de l’homme : les outils ]

Nous n’avons jamais eu de rapport immédiat à la nature, mais tout de suite médiatisé par des appareils et des symboles. Pourquoi un tel suréquipement techno-culturel ? À cause de notre sous-équipement physio-anatomique, insuffisamment spécialisé. « C’est la faiblesse de la main qui suscite et appelle l’outil. » Aurions-nous eu l’horloge interne du pigeon voyageur que nous n’aurions pas eu besoin d’inventer la clepsydre, ni la boussole astronomique. « Propre à tout, immédiatement bon à rien », le bipède désarmé à station verticale, qui frisait « l’erreur de la nature », en a profité pour devenir polyvalent, omnivore, fonctionnellement opportuniste, voyageur et adaptable à tous les climats et milieux (le sapiens est la seule espèce animale répartie sur les cinq continents). « Tu périras par tes vertus, tu triompheras par tes vices », a dit Nietzsche. Dérèglement ou couronnement du courant phylogénétique ? L’un et l’autre, l’un par l’autre. Il faut 47 jours à un bovidé pour doubler son poids de naissance, 60 à un équidé, 180 à un sapiens. Sous les pressions sélectives du milieu, le retard biologique à la maturation suscite le bond en avant dans l’acculturation, et la faiblesse de nos comportements héréditaires reporte les chances de survie spécifique sur la transmission culturelle, et notamment sur l’éducation des petits (plus longtemps dépendant des adultes que tous ses cousins anthropoïdes à la phase de dressage plus courte). Ainsi à la question fameuse : « que manque-t-il à l’homme pour l’empêcher de rester un animal ? » on pourrait presque répondre : une solide dotation génétique, défaut retourné par le « vol du feu » en avantage comparatif. Tel serait le noyau rationnel sous-jacent au mythe de Prométhée, dont il ne faut pas oublier que l’exploit impie n’est pas dû à l’orgueil mais à la faute de son frère Épiméthée, l’étourdi qui avait vidé sa hotte de cadeaux jusqu’à se retrouver sans qualités pour en doter les hommes, les petits derniers de la distribution des essences. La force aux lions, la vitesse aux antilopes, les sabots aux quadrupèdes, la fourrure aux ours. Et plus rien pour le bipède sans plumes. Il fallut bien donner le feu à l’infirme pour lui permettre au moins de survivre. Dans le commentaire inspiré et précis qu’il a fait du mythe fondateur (sans Prométhée, pas de Faust), Bernard Stiegler a mis en évidence le rapport existant entre « la technicité originaire des mortels » et leur « défaut d’origine ». La prothèse technique, malgré son nom, n’est pas un simple ajout, un accessoire anodin ; il a fait démarrer la course. Du monde technique, on dit qu’il est devenu notre seconde nature ; mais comme on n’en avait pas de première, on n’a pas eu le choix. L’être humain : d’emblée un être de deuxième main.
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[ La culture : externalisation de la mémoire ]

La stagnation de notre équipement organique depuis les néandertaliens – dont nous gardons la boîte crânienne et la charpente ostéo-musculaire – a eu pour contrepartie une extension explosive des artefacts de secours, à l’extérieur ; et si notre faculté de mémoire individuelle a baissé avec nos aide-mémoire graphiques (comme Platon l’avait fort bien pronostiqué en détaillant dans son Phèdre les effets et méfaits de la découverte du dieu Thôt), cette perte localisée est plus que compensée par la formidable accumulation de « mémoire extra-cérébrale » que constitue l’outillage collectif de l’humanité. Or, miracle et danger de ces performances, la mémoire extériorisée, comme le travail et la puissance, n’ont pas de limites d’avance assignées. Cette illimitation ouvre aux sociétés une marche sans fin – en quoi la thèse d’une « fin de l’histoire » est une idiotie, la technique étant cela qui ne peut pas ne pas relancer l’histoire. Démultiplication sans plafonnement prévisible (jusqu’à certains plafonds physiques, la vitesse de la lumière, par exemple). Il y aura toujours plus de force abrasive dans une meule de moulin que dans mes ongles de main, plus d’information emmagasinée dans ma bibliothèque que dans mes neurones, plus de puissance de calcul dans une puce de silicium que dans le cerveau d’Einstein. Cette capacité d’expansion fait le départ entre l’instrumentation occasionnelle (l’empilage de caisses par un chimpanzé pour attraper une banane) et le surpassement des « arts et métiers ». [...]

Un biface taillé en amande est bel et bien dépôt et vecteur de culture, porteur d’une compétence apprise (la percussion) prolongée d’une génération de percuteurs à une autre. [...]

Une médiologie par hypothèse aboutie – à cent lieues de notre bricolage – pourrait faire commencer son itinéraire non aux premières plaquettes de pierre décorées de signes abstraits mais, cent mille ans plus tôt, au racloir en silex du Paléolithique inférieur, première création culturelle attestée. [...]

Qu’il soit clair, cependant, que la plus séminale de nos sources d’inspiration extra-littéraires (en excluant donc les Diderot, Hugo, Balzac et le prophétique Valéry) n’est pas MacLuhan, ni même Walter Benjamin (créancier pour nous plus privilégié que le Canadien), mais ce génie scientifique scandaleusement méconnu : l’auteur de L’Homme et la matière. Sans avoir thématisé la transmission en tant que telle, ce solitaire aura osé, avec patience et méticulosité, ressouder les conquêtes symboliques aux conquêtes techniques. Si un disgracié n’avait qu’un ouvrage à emporter sur une île déserte ou en prison, section « sciences de l’homme et de la société », c’est Le Geste et la parole qu’il glissera dans sa besace. C’est, à notre connaissance, le plus dense compte rendu de « la succession des hommes » (Pascal), où l’incessant aller-retour entre le corporel et le spirituel, les vecteurs et les valeurs, les mémoires et les libérations, permet d’embrasser, à même la dynamique des millénaires, l’évolution à chaque instant combinée du cortex, du silex et du signe.
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