Ibn sabbah se rappelait ce vieux hadj errant dans les faubourgs de Bagdad que l'on prétendait à moitié fou : " ce qui doit arriver arrivera, sinon, il se passera autre chose" répété-t-il souvent.
Cette femme évoquait le bois du tilleul dont on fait les arcs, assez souple pour ployer, mais presque impossible à briser.
Voila pourquoi elle détestait l'été. Il avait beau pavoiser dans son manteau aux épis d'or, se couronner de fleurs et de fruits, il ne pouvait rien aux jours qui cédaient de plus en plus à la nuit, à la fraîcheur qui s’immisçait au crépuscule. L'été dilapidait toujours trop vite ses richesses, avant de fuir le retour des frimas.
Mais le malheur forme le ciment plus solide entre les hommes, quand l'écoulement paisible des jours effrite à un moment ou à un autre leur entente.
Si tu veux régner un jour, comprends qu'une couronne se mérite au prix d'une abnégation constante, de cruels dilemmes. Les batailles les plus difficiles ne s'emportent pas avec des armes. Et un titre, aussi élevé soit-il, ne confère pas la pleine liberté de ses actes.
Rourik eut la sensation de pénétrer sur un territoire hostile, sauvage. La Volga pouvait se montrer impitoyable, mais elle appartenait à ces grandes forces avec lesquelles il est toujours possible de composer, pour peu qu’on voulût bien y mettre la considération et la prudence nécessaires. La Cheksna, elle, ne répondait à aucune loi. Il la sentait capricieuse, vicieuse même. Il avait parcouru tant de rivières, qu’il pouvait les deviner, à leur murmure, à leur odeur, leur couleur. Ainsi la Mologa n’était pas une commode. Rude, entêtée, elle n’avait pas ménagé les navigateurs. Elle ne les avait pas trahis non plus. Elle rappelait ces grosses filles des fermes frisonnes, promptes à jurer et à cogner comme des hommes si on les importunait. Mais une fois qu’on les avait amadouées, elles se laissaient trousser, sans y mettre plus de manières, dans n’importe quelle meule de foin, avec des soupirs rauques et résignés.
La Volga était une reine au caractère bien trempé. Exigeante, mais disposée à épargner ceux qui lui faisaient humblement allégeance. La Cheksna, c’était autre chose. Une traînée aux effluves métalliques dont il fallait se méfier, toujours prête à porter un coup en traîtresse. Parfois son courant devenait si dur, si serré, que les hommes devaient peser de toutes leurs forces afin d’y enfoncer les pales de leurs rames. Juste après, quand elle offrait un passage plus facile, c’était pour glisser insidieusement sous les coques un rocher à l’arête acérée, à fleur d’eau. Ailleurs, elle devenait limoneuse, livrant au hasard les noirs secrets de son lit, un cadavre d’aurochs, un tronc pourri, une épave à la dérive. Cependant, Rourik ne la redoutait jamais autant que lorsqu’elle se montrait séductrice, riante dans sa robe irisée du reflet vert et brun des arbres courbés au-dessus d’elle.
LA BRUME MONTAIT DU LARGE, s'entortillait le long des mâts et des coques brunes, brouillait peu à peu le soleil toujours haut en cette fin de journée. Ahmed Ibn Sabbah frissonna et referma les pans de sa cape. Encore nauséeux de la traversée agitée du matin, il avança d'un pas vif le long du quai. Depuis toutes ces années qu'il parcourait le monde, même s'il avait appris à aimer la mer, il retrouvait avec soulagement la terre ferme. Certains comparaient le roulis des vagues au balancement du dos d'un chameau. Il était cependant plus facile de se soustraire un instant au tangage d'une selle qu'à celui du pont d'un bateau. Ibn Sabbah se prit à rêver de désert. La pensée des étendues brûlantes chassa pour un temps l'humidité glacée qui imprégnait ses vêtements. Une voix sourde le fit soudain sursauter.
- Maître, où allons-nous ?
Ali, son grand serviteur nubien, grelottait dans sa tunique de cotonnade, et son visage d'un ébène profond virait au gris. L'hiver de cette année 280 de l'hégire, ou 859 si l'on se référait au calendrier des chrétiens, avait été le plus rigoureux qu'on eût connu de mémoire d'homme, et le printemps peinait à s'installer.
- Il est quelque part ici. Où exactement ? À nous de le trouver..., marmonna Ibn Sabbah, transi lui aussi.