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Critique de Dorian_Brumerive


Phénomène littéraire des Années Folles, Maurice Dekobra reste surtout connu pour ses romans "cosmopolites", « Mon Coeur Au Ralenti » (1924) et  « La Madone des Sleepings » (1925), succès planétaires qui bénéficient toujours de ponctuelles rééditions. On en oublierait presque que Maurice Dekobra fut tout sauf, précisément, l'auteur éphémère d'une époque déterminée. Sa carrière s'étale sur presque 60 ans, et comprend près de 80 romans et récits de toute sorte. Si son âge d'or se situe indéniablement dans les années 1920-1930, Maurice Dekobra ne cessa pratiquement jamais d'écrire, jusqu'à sa mort en 1973.
Entre 1923 et 1953, il fut presque exclusivement publié aux éditions Baudinière, fondées en 1918 par Gilbert Baudinière, fils d'un éditeur de cartes postales. le succès de Maurice Dekobra est intimement lié à celui de cet éditeur roublard, provocateur, pionnier en stratégies marketing, qui assura à son poulain une liberté totale de publication, et une promotion spectaculaire et inventive qui ne s'était jamais vue auparavant.
Mais, hélas, en 1940, Gilbert Baudinière eut le tort de se lier à la France de Vichy, publiant nombre d'ouvrages antisémites ou à la gloire du Maréchal Pétain. Ne partageant nullement ces convictions, Maurice Dekobra s'est réfugié aux États-Unis durant l'Occupation. À son retour, l'écrivain assista à la débâcle de Gilbert Baudinière, traîné en justice pour collaboration, et dont la maison d'édition fut un temps saisie par l'État. Mais Gilbert Baudinière était un lutteur infatigable, qui sut faire reporter son procès sans cesse pour vices de procédure, tout en continuant, à partir de 1947, à publier des romans, alors même qu'exclu du syndicat des éditeurs, il était frappé d'une interdiction d'exercer.
Durant six ans, Gilbert Baudinière put compter sur Maurice Dekobra, qui ne ménagea pas ses efforts, offrant à son mentor huit nouveaux romans, puis enfin, les deux premiers volumes d'une autobiographie, « Sous le Signe du Cobra » (1951) et « Mes Tours du Monde » (1952). Gilbert Baudinière mourut en 1953, aussi le dernier tome de cette trilogie, « Les Femmes que J'Ai Aimées » parut en 1954 aux Éditions du Scorpion, auxquelles Dekobra restera fidèle durant quelques années.  
De ce fait, les trois volumes de cette autobiographie restent mal connus, leur publication étant quelque peu perturbée par le décès de Gilbert Baudinière. À cela s'ajoute la forme particulière que Maurice Dekobra a souhaité donner à cette autobiographie, celle d'une collection de souvenirs classés par thèmes plutôt que par ordre chronologique. Selon ce que l'auteur laisse entendre dans la préface de « Sous le Signe du Cobra », il semble que Maurice Dekobra n'était pas très à l'aise avec l'exercice d'autocélébration narcissique qui semble lui avoir été demandé par Gilbert Baudinière.
Il faut rappeler aussi que Maurice Dekobra était un Don Juan littéraire, un séducteur qui plaisait aux femmes, à la fois parce qu'il savait leur parler et les faire rêver, mais aussi parce qu'il se présentait, soit lui-même, soit via un alter-ego littéraire, d'une manière extrêmement romancée, et ne tenait sans doute guère à se montrer sous un jour plus réaliste.
Cette appréhension à se raconter, à partager l'intimité de son histoire, transparaît en permanence dans le premier tome e cette trilogie autobiographique, qui avoisine les 400 pages. Si au début de son ouvrage, Maurice Dekobra joue relativement le jeu, et se présente, de manière assez réaliste, comme le dernier né d'une famille parisienne aux idées radicales-socialistes, les lecteurs qui veulent découvrir l'homme derrière l'écrivain en seront tout de même pour leurs frais.
Certes, Maurice Dekobra veut bien se dévoiler enfant dans une famille, dont le père semblait lui-même être un homme plein d'ironie, issu de l'enseignement, et qui, en dépit de son engagement politique, appréciait beaucoup de fréquenter des représentants de l'aristocratie. La raison de cette proximité avec quelques grandes familles d'Île-de-France n'est d'ailleurs pas explicitée. Peut-être un cousinage indirect. Mais toujours est-il que le jeune Ernest Tessier (puisque c'est là le vrai nom de Maurice Dekobra) semble avoir grandi au sein d'une famille bourgeoise assez fortunée, ayant offert à son unique rejeton une éducation coûteuse et ouvertement polyglotte. Ce talent linguiste semble d'ailleurs lui avoir servi, en 1914, à couper court à la mobilisation générale pour servir d'interprète au sein des armées britanniques et américaines.
Cependant, de cela, il ne sera guère question dans ce volume. Maurice Dekobra raconte son enfance, son adolescence déjà voyageuse en Allemagne, puis dans toute l'Europe Centrale, d'abord comme étudiant, puis comme journaliste dans des organes de presse locaux, et souvent mauvais payeurs. Mais de cette évolution professionnelle, ou même de la vocation qui les a initiées, il ne sera jamais question. Maurice Dekobra veut bien reconnaître ce qu'il a fait, pas comment il a été amené à le faire. de même, rien ne justifie ses passages d'un pays à un autre, d'un journal allemand à un journal tchèque ou italien. Ces voyages se font d'ailleurs en compagnie d'amis proches ou de collègues journalistes, dont on ne saura rien d'autre, si ce n'est qu'ils furent des compagnons de voyages. En bon mondain soucieux de discrétion, Maurice Dekobra parle de sa vie à travers des évènements factuels, taisant l'origine et la nature de ses fonctions et de ses amitiés.
À partir du début de la Première Guerre Mondiale, le caractère autobiographique dela narration s'estompe peu à peu pour ne devenir, dans un premier temps, qu'un simple recueil savoureux d'anecdotes, de choses vues ou entendues, parfois même vécues en spectateur. L'année 1914 démarre ainsi sur une sorte de bref « journal de guerre », rédigé à l'époque, mais qui semble rapidement s'être interrompu. Vers la fin de la guerre, Maurice Dekobra est amené à séjourner longuement aux États-Unis, où il restera jusqu'en 1923, ce qui lui inspirera d'ailleurs « Mon Coeur Au Ralenti ». Mais de ces cinq ou six ans à parcourir le continent américain, Maurice Dekobra ne partage ici que son émerveillement face à la découverte de l'« american-way-of-life », un émerveillement d'ailleurs nuancé d'inquiétudes ou de pensées négatives face au libéralisme sauvage parfois délirant ou à la parfaite inculture des citoyens américains. Une guerre plus tard, il reprendra d'ailleurs cet exercice dans « Sept Ans chez les Hommes Libres » (1946), rapport circonstancié de sa vie américaine pendant l'Occupation française.
Néanmoins, dans « Sous le Signe du Cobra », l'auteur mêle souvenirs personnels avec ce qui apparaît clairement comme une anthologie éparpillée d'articles publiés à l'époque, dont la forme rédactionnelle et la longueur calibrée tranchent grossièrement avec le reste de la narration. Plus on avance dans le récit, plus celui-ci perd en cohésion et devient un patchwork contrasté d'articles factuels vieux de trente ans et d'impressions nostalgiques couchées sur le papier en 1951, sans d'ailleurs beaucoup d'enthousiasme, ni de nostalgie. Au final, « Sous le Signe du Cobra » devient rapidement un patchwork d'anecdotes amusantes ou d'histoires savoureuses, qui préfigurent d'ailleurs les recueils à succès de « La Réalité Dépasse la Fiction » d'Albert Aycard et Jacqueline Franck ou des « Perles du Facteur » de Jean-Charles.
Tout cela demeure néanmoins extrêmement plaisant à lire, car Maurice Dekobra s'y connaît en anecdotes et sait les raconter, même si quelques unes témoignent d'un humour bon enfant terriblement désuet. Mais nous ne sommes clairement plus dans une autobiographie, l'auteur disparait derrière ses souvenirs, comme s'il estimait que les histoires qu'il a vues ou qu'on lui a racontées sont de toutes façons bien plus passionnantes que la sienne.
Néanmoins, Maurice Dekobra consacre quelques dizaines de pages à sa carrière littéraire, même s'il semble le premier à vouloir la réduire à ses premiers succès chez Baudinière. À l'entendre, « Mon Coeur au Ralenti » serait même son premier livre, après quelques manuscrits qu'il aurait brûlé, honteux, sans les faire lire à personne. Ce qui en réalité est faux : Maurice Dekobra avait déjà publié neuf romans entre 1913 et 1924, même s'ils témoignent d'un auteur qui cherche encore son style.
On est néanmoins bien plus surpris de découvrir en Maurice Dekobra un érudit en littérature, qui connaît parfaitement les grands classiques français, et se reconnaît volontiers en héritier du Symbolisme et en vieil adversaire du Naturalisme – ce qui ne l'empêchera pourtant pas de se moquer de « l'écriture artiste » des frères Goncourt ou du style ampoulé des feuilletonistes du XIXème siècle, tout en brocardant également au passage la pauvreté d'imagination de ses contemporains, ou la stupidité de certaines de ses lectrices.
En fin de compte, dans cette alternance d'opinions littéraires, soit académiques, soit irrévérencieuses, une fois encore, le vrai visage de Maurice Dekobra nous échappe, d'autant plus que sur Claude Farrère et Pierre Loti, qui sont certainement ses plus grandes influences littéraires, Maurice Dekobra reste à peu près muet, se contenant de placer la comparaison dans la bouche de son éditeur, comme si c'était là l'opinion incongrue d'un profane.
En amour, enfin, on ne saura pas grand-chose. Maurice Dekobra veut bien confesser ses premiers flirts, deux allemandes qui s'appelaient toutes deux Klara, et qu'il désigne comme Klara I et Klara II. Mais des cironstances de la rencontre, du jeu de séduction, de la durée des relations, de la raison des ruptures, on ne saura rien. Peut-être est-ce abordé plus longuement dans le troisième tome, « Les Femmes Que J'Ai Aimées », puisque une bonne partie des lacunes de ce volume – et sans doute des deux autres - est forcément conséquente à la volonté de l'auteur de découper son histoire en thématiques.
Malgré cela, et malgré encore une fois tout le plaisir que l'on éprouve à effeuiller le recueil de souvenirs ironiques et hédonistes de Maurice Dekobra, quelque chose de crispé, et même d'horripilé, se fait sentir dans ce panier garni d'autobiographie contemporaine et de vieux articles greffés à la va-vite. Soit qu'il eût été pressé par le temps, soit que ce retour en arrière lui soit pénible, soit aussi qu'il ait rechigné à s'exécuter car ce projet n'était vraisemblablement pas le sien, on sent perpétuellement chez Maurice Dekobra le désir d'en finir au plus vite avec un livre qu'il s'efforce de rendre le plus copieux possible, comme s'il craignait que les lecteurs se sentent floués.
Heureusement, ce qui nuit gravement au rythme et à la qualité d'une autobiographie apporte en compensation une très grande richesse documentaire sur les mentalités en Europe et aux États-Unis durant la première moitié du XXème siècle. Suivant son flair journalistique, le jeune Dekobra est souvent attiré par l'insolite et le bizarre : témoin d'une obscure secte religieuse en Allemagne, des débuts de la prostitution fétichiste à Berlin, des "bootleggers" de la prohibition à Chicago, de la première réunion panafricaniste autour de Marcus Garvey (qu'il juge néanmoins ridicule, du fait que les Noirs et les Blancs sont des citoyens égaux aux États-Unis), interviewant des écrivains, des hommes d'État, des scientifiques (même si le texte de ces interviews n'est pas reproduit, ou ressemble beaucoup trop au style habituel de l'auteur), Maurice Dekobra appartient à ces hommes de lettres qui ont « survolé leur époque », selon l'expression consacrée, et à défaut d'avoir tout vu ou d'en témoigner avec une neutralité absolue, il pose un regard acéré d'hédoniste perpétuellement sceptique sur tout ce qui ne touche pas au plaisir et à la grande vie, ce qui fait de lui un témoin insolite mais pertinent.
La seule vraie question que soulèvent ces « Souvenirs de Globe-Trotter », comme Maurice Dekobra les a sous-titrés (sans que ce soit non plus un qualificatif approprié), c'est : à quel point peut-on s'y fier ? Que valent les souvenirs d'un beau-parleur soucieux de son image, et que l'on incite à la sincérité et au déballage privé, bien qu'il prévienne dès le départ ne pas vouloir tomber dans l'impudeur et la vulgarité ? Jusqu'où a-t-il joué le jeu ?
Car en vérité, même avec les moyens modernes qu'Internet met à disposition, il est impossible de vérifier la véracité de tout ce que Maurice Dekobra nous raconte. Lorsque les personnages le touchent de près, il prévient qu'il a modifié leurs noms. Quand il échange avec une célébrité, notamment américaine, cela se fait toujours dans un contexte relativement privé, dont Dekobra reste le seul témoin vivant, au moment de la publication de ce livre. Tout au plus peut-on se dire qu'un écrivain mythomane atteint du syndrome de Munchausen ferait comme le célèbre baron : il irait très loin dans l'affabulation. Or, Maurice Dekobra semble au contraire trier soigneusement ses souvenirs pour n'en conserver qu'un certain nombre, qui sont généralement rapportés de manière peu exhaustive. Cela ne ressemble pas aux manières ordinaires des mythomanes, à l'imagination toujours féconde. Sans doute que ce qui semble parfois suspect chez Maurice Dekobra, c'est le style bien reconnaissable avec lequel il raconte des anecdotes véritables, mais où il imprime la marque de sa rhétorique et le sel de son esprit, ce qui revient à donner à une anecdote réelle exactement le même ton que s'il s'agissait d'un des chapitres de ses romans.
Pour conclure, « Sous le Signe du Cobra » est un récit tout à fait passionnant, drôle et  instructif, mais c'est un livre bourré de défauts, principalement liés à sa conception, et au désir de Maurice Dekobra d'y mettre trop de souvenirs et de ragots, eux-mêmes découpés en fragments incomplets où l'auteur peine à se mettre en scène de manière crédible et réaliste, pour des raisons qui restent difficiles à cerner. On perd parfois le fil conducteur dans cet enchaînement chaotique et hétérogène d'historiettes et d'anecdotes rédigées à diverses époques, et qui tiennent du puzzle impossible à reconstituer; mais cet "hamburger" littéraire est si copieux, si nourrissant, si souvent drôle, qu'il est impossible en le refermant de rester réellement sur sa faim, même si on apprend bien peu de choses sur Maurice Dekobra lui-même, et absolument rien sur son oeuvre ou sur le regard que lui-même y porte. À 66 ans, Maurice Dekobra ne voulait ni sortir de son personnage, ni l'ériger en statue pour la postérité. le fameux signe du cobra se résume, fort trivialement, à partager avec ses lecteurs l'évocation de quelques bonnes rigolades durant ses nombreux voyages. Pour peu qu'on n'en attende pas davantage, « Sous le Signe du Cobra » sera toujours une lecture particulièrement délectable.     
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