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Critique de Berthelivre


Entretiens de 2015, entre Vincent Delecroix, philosophe, spécialiste de philosophie des religions et Philippe Forest, essayiste, biographe, professeur de littérature contemporaine, et surtout écrivain depuis la mort de sa fille, de maladie, à l'âge de quatre ans.

Echanges sur ce que le deuil peut, « sinon signifier, du moins dire à chacun de nous ». Mais aussi sur la place que la société lui réserve, ou lui refuse, sur le sens que les religions, en particulier la religion catholique, donnent à la mort, sur les rites du deuil qu'elles ont élaborés, sur la « sagesse » prônée à l'heure où les religions périclitent.

Après avoir rappelé que le deuil est à chaque fois, pour chacun, une expérience singulière et « incommensurable » alors qu'elle est pourtant la plus fatalement partagée, Ph. Forest et V. Delecroix soulignent l'injonction faite par la société actuelle à l'endeuillé, de se remettre le plus vite possible ; car le deuil serait un accroc au tissu social, une atteinte à la cohésion, au confort, aux performances de son milieu. On aimerait qu'il sache faire, rapidement, pour le bien-être de la collectivité, l'économie de comportements affectés. Alors on serine « travail de deuil », « résilience » etc…
« le discours psychologisant, par la généralisation qu'il implique, est dans la négation de ce singulier à quoi tient l'endeuillé et qui fait sens pour lui. »
«… on nous invite de toutes parts non pas à entretenir un commerce juste avec les morts (…) mais, afin de conjurer le malheur, à nous débarrasser d'eux comme s'ils constituaient un fardeau ou une menace. »

Dans un chapitre intitulé « Deuil collectif et devoir de mémoire », les deux interlocuteurs s'interrogent sur la fonction des commémorations, panthéonisations, hommages officiels aux grands hommes ou aux victimes de tueries, de génocides. Un deuil peut-il être collectif ?
Mais ils s'accordent sur le fait qu'ils exècrent les prétentions de certains auteurs à s'approprier « des évènements du passé pour se donner à eux-mêmes et donner à leurs lecteurs l'illusion gratifiante qu'ils en ont été les témoins directs (…) spéculant sur l'horreur à laquelle d'autres qu'eux ont été livrés, contrefaisant une vérité dont ils ignorent tout ». Je ne suis pas mécontente de voir confirmer et expliquer mon impression scandalisée d'indécence à la lecture de certains romans actuels…

V. Delecroix et Ph. Forest évoquent ensuite la difficulté de notre comportement « auprès de l'endeuillé ». Même s'ils constatent notre « impuissance essentielle » à consoler, ils reconnaissent la nécessité de la pitié et de la compassion, en redonnant la définition de ces belles notions qu'ils préfèrent à l'empathie, qui par son sens étymologique : « souffrir depuis l'intérieur, autrement dit ressentir la souffrance de l'autre depuis sa place » se révèle impraticable…

Ils s'intéressent au sens donné à la mort par les religions, la chrétienne en particulier. Et ils en constatent le déclin, ainsi que de la spiritualité de façon générale, s'inquiétant de l'espace ainsi laissé à « la résurgence agressive d'un religieux hyperviolent : une soif spirituelle dévastatrice, des réponses pauvres, une haine de la raison ».

Quant à la « sagesse » - à la fois résignation et jouissance - qu'il est à la mode de vouloir nous inculquer, ils la liquident en quelques phrases : imposture qui ne sert qu'à faire vendre des livres !

En revanche, ils se penchent ensemble sur ce que la philosophie peut nous dire de sage sur le deuil, et plus généralement, sur la perte et le mal. Ils se réfèrent surtout à Hegel et Kierkegaard qui ont des visions très différentes. Mais comme je n'ai aucune connaissance en philo, ils m'ont perdue assez vite… Toutefois, du peu que j'ai compris, j'aurais une préférence, comme Ph. Forest, pour l'approche de Kierkegaard qui pense sa réflexion à partir du « je », pour qui « seul compte l'individu, tout le reste est pour lui abstraction ». Car comment parler du deuil en oubliant l'individu ?

Ces entretiens confortent les idées que j'avais sur ces notions dont on parle à tout va : « travail de deuil », « résilience », « devoir de mémoire », « sagesse », « empathie » etc… Elles voudraient édulcorer et faire rentrer dans un rang bien aligné, applicable à tous, respecté par tous, des sentiments et des comportements qui ne sont pourtant, en aucun cas, réductibles à des préceptes de « feel good ». Il faudrait vivre petitement, sans éclat, sans violence intime, peine maîtrisée.
Qu'on le veuille ou non, la mort continue de l'interdire.

L'ouvrage s'achève sur les commentaires, en accord, des deux interlocuteurs, sur cette phrase extraordinaire de Faulkner qui mériterait peut-être un livre à elle seule : « Entre le néant et le chagrin, je choisis le chagrin ».

Les échanges de V. Delecroix et Ph. Forest confirment des perspectives, en ouvrent d'autres, sur ce que le deuil recèle de significations et de nuances. Un livre qui méritera d'autres relectures !
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