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Citations sur Naufrage (21)

Il n’y a pas de naufrage sans spectateurs. Même quand il n’y a personne, quand c’est au milieu de la mer et de la nuit sans témoin, même quand à des milliers de milles nautiques on ne voit pas âme qui vive et qu’il n’y a que des vagues et cette bouillie de nuit qui recouvre tout et engloutit tout, quand il n’y a pas plus d’yeux pour voir ça que de bras pour se tendre, il y a tout de même des spectateurs et le rivage, d’où on regarde ça, n’est jamais très loin, même si la distance est, en même temps, infinie. Même quand on ferme les yeux, on regarde et je n’en connais pas un seul qui pourrait dire Je n’étais pas là. Sans bouger de chez eux, tous au spectacle et le spectacle est permanent, il a lieu tous les jours, toutes les nuits, il continue pendant les jours de fête et même quand on fait autre chose on est tout de même spectateur du naufrage.
Des spectateurs aveugles et un spectacle pour aveugles. Ils regardent, ils ne voient rien, et d’ailleurs ils ne peuvent rien voir, vu que la scène est toute noire et qu’à cette distance, quand on est dans son canapé ou devant sa télé, on ne peut rien discerner. Ils ne voient rien mais ils sont quand même au spectacle. Il n’y a que moi qui ai les jumelles de théâtre et qui vois, mais pas un dans le public pour me les demander et me les emprunter, et moins encore pour monter sur la scène obscure, pas un qui fait mine de se lever pour mettre les pieds dans l’eau.
Il n’y a que moi qui vois et qui entends et qui réponds. Et l’aveugle qui maintenant crache sur moi en terminant son copieux déjeuner avec ses collègues avant de retourner dans son petit bureau, je lui demande : Le type qui dort dans un carton au pied de ton immeuble, connard, tu ne le vois pas non plus ? Pourtant il rame pareil sur le bitume et coule pareil. Il n’est pas à des dizaines de kilomètres en pleine mer, pourtant, et en pleine nuit, celui-là. Et il est assez facile à géolocaliser : il est au bout de ta chaussure. Alors tu lui envoies les secours ou c’est encore à moi de le faire ?
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Alors je devais comprendre qu'entre mal faire et faire le mal la distance apparemment n'était pas si grande, comme aussi il n'y avait qu'un pas entre la mauvaise volonté et la volonté mauvaise ...
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Qu’est-ce que vous croyez que j’ai sous les yeux, tous les jours et toutes les nuits ? Si la mer bouffe des migrants à longueur de nuits, ce n’est pas un hasard : elle boufferait tout le monde si la terre ne résistait pas tant qu’elle peut. Toutes les nuits à mon poste j’entends la terre qui résiste, qui s’arc-boute et qui craque et la mer immense, noire comme l’enfer, qui ouvre la gueule et toutes les nuits on nourrit cette gueule, on enfourne dans cette gueule des petits bouts de monde qu’on vient racler sur le bord des côtes, des cuillères remplies de vingt, de trente pauvres, hommes, femmes et enfants, et la gueule monstrueuse avale ça, l’écume au bord des lèvres
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La vérité, ai-je dit, c’est que pour sauver les gens il ne faut tout simplement pas penser à eux et il ne faut pas avoir affaire à eux comme s’il s’agissait d’individus singuliers. On sauve des vies, pas des individus et quant à savoir si cette vie est celle d’un ingénieur qu’on a torturé ou d’un médecin qui fuit la guerre, d’un homme qui a perdu sa femme en Sierra Leone, d’une femme battue ou d’un gamin qui a envie de voir Big Ben, je m’en fous éperdument, pardon de le dire crûment. Le migrant qui m’a appelé quatorze fois, si ça se trouve, c’était peut-être un abruti qui battait sa femme, un minable ou une ordure et ce n’est pas parce qu’il commence à suffoquer dans une eau à dix degrés qu’il lave son âme, mais justement je m’en fous, de son âme, et de son histoire à peu près autant, et je lui dis quand même de m’envoyer sa géolocalisation sans lui demander de confesser ses péchés auparavant. Alors, en échange, qu’il ne me demande pas de lui tendre un mouchoir pour essuyer ses larmes ou de parler à sa femme ou à sa fille qu’il a embarquées dans cette merde, ça n’est pas mon boulot.
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Alors je devais comprendre qu’entre mal faire et faire le mal la distance apparemment n’était pas si grande, comme aussi il n’y avait qu’un pas entre la mauvaise volonté et la volonté mauvaise. Et du coup ce n’était même plus une erreur de jugement, quelle que soit la nature de ce jugement, une mauvaise estimation de la situation, dont il était question, et la défaillance, elle n’était pas à chercher dans les services du CROSS mais en moi. Mais pas non plus, en moi, dans mes capacités à évaluer la situation et à prendre les bonnes décisions : dans mon âme pour ainsi dire, si quelque chose de ce genre existe. En sorte que la défaillance n’était peut-être pas ponctuelle non plus et qu’elle s’étendait au-delà des circonstances de cette nuit-là, ce n’était pas seulement comme si j’avais raté une marche cette nuit-là, que j’étais partie dans le décor pour quelques heures, oubliant quelque chose que tout le monde savait ou égarant temporairement quelque chose que tout le monde possédait, la conscience morale ou l’humanité, mais plutôt la révélation funeste d’une défaillance ou d’une anomalie bien plus durablement présente en moi. Un monstre, voilà sur quoi en définitive il s’agissait de faire la lumière.
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Qui se trouve sur le rivage ? Qui regarde le naufrage, depuis la terre ferme ? Est-ce que vraiment, il n’y a que moi, moi toute seule ? Ça arrangerait bien tout le monde, mais il ne faut pas croire : non, je ne suis pas seule, sur le rivage, je ne suis pas la seule à regarder de loin et à l’abri le spectacle interminable, nuit après nuit, des naufrages. (…)
Pendant que je me tiens là, sur la terre ferme, il y a tous les autres aussi, derrière moi, et ça fait du monde, des milliers, des millions de personnes. Tout le monde est là, le monde entier en vérité : le monde entier derrière moi, sur le rivage. (…)
Vous êtes tous là. Si je me retournais, je vous verrais tous, installés dans vos canapés sur le sable, dans vos chaises longues, dans vos bureaux, regardant sans regarder pendant que je tiens la vigie comme une conne, et après, une fois le spectacle terminé, fustigeant C’est scandaleux, C’est révoltant. Pourtant cette nuit je n’en ai pas vu un seul se jeter à l’eau pour venir en aide, pas un qui se soit proposé de regonfler le canot pneumatique avec ses petits poumons. Mais quand il s’agit de vociférer et de traiter les autres de monstres, là, tout le monde a du souffle.
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Depuis combien de temps j’avais cette pensée-là, cette conviction qui n’avait pas même la force d’une conviction véritable, je n’aurais pas pu le dire exactement, mais ce n’était pas Julien qui m’avait fourré ça dans la tête, ni lui ni personne d’autre. Pas lui en tout cas qui m’a appris ce que je sais, à savoir qu’il faut que l’un se noie pour qu’un autre puisse respirer à son aise et que l’air qu’on inspire c’est le souffle de celui qui expire, que l’un soit chassé pour qu’un autre s’installe, et qu’il n’y a pas une seule place qu’on occupe qui ne soit volée à un autre, qu’on a foutu à la mer.
(On me reproche de ne pas réussir à me mettre à leur place, ai-je encore songé. Mais la vérité est que c’est exactement le contraire : je suis à leur place parce que c’est leur place que j’occupe et eux, ceux qui se noient, ils sont à la mienne et ils coulent pour que je reste à la surface et je peux rester sur la terre ferme tant qu’ils sont dans l’eau).
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L’empathie, ai-je dit à la capitaine de gendarmerie, c’est une crétinerie luxueuse que se paient ceux qui ne font rien et qui s’émeuvent au spectacle de la souffrance. Tant mieux pour eux. Mais le vrai, c’est qu’on ne peut pas faire les deux à la fois. Il y a des gens, je suppose, qui sont très forts pour s’émouvoir sur le sort d’autres gens, et même pour s’intéresser à leur sort tout simplement, et je suppose aussi qu’ils sont nécessaires et je leur fais confiance pour me dire ce qu’il faut faire ; mais moi je ne suis pas très forte pour cela, et de toute manière ce n’est pas mon métier. Mon métier, de manière plus générale, ce n’est pas de m’intéresser à la vie de ces gens ni de m’émouvoir de leur souffrances, prétendues ou réelles, c’est de les sortir de la baille si c’est nécessaire. Je ne veux pas les connaître, ces gens. Je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec leur vie, je veux dire leur vie d’avant, leur existence, leur histoire, qui ils sont, ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils valent et surtout ce qui les a poussés à être aussi cons. Moi je n’ai affaire qu’à la vie toute nue.
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J’ai offert ce livre à un ami habitant près de Boulogne sur mer. Voici ce qu’il m’écrit hier soir : « Salut,
Je pense que tu es le seul auquel je peux écrire ce message. Ce matin, c'était un naufrage, c'était le livre mais dans la vie, la vraie avec des migrants qui sortent par dizaines des bois, qui traînent la savate sur les trottoirs gelés d'Hardelot, parce qu'il a fait moins 5 cette nuit, que tout est blanc et qu'ils ont froid. Et puis il y a une femme enceinte et un enfant de deux ans, on est dans la salle de la mairie au chaud pour récolter des dons pour aider les enfants. Ils sont tous dehors à nous regarder... ils sont une vingtaine, ils ont froid. On étouffe la dedans, on étouffe alors on sort et avec mon copain pompier, on achète tout ce qui nous tombe sous la main, du pain, des biscuits, des boissons. Et la maman, elle a le gilet de sauvetage sous le manteau et ça sent le naufrage, alors on discute, ils sont venue d'Erythrée. Je regarde la mère, l'enfant, la femme enceinte et je les imagine sur le bateau dans le froid au milieu de l'eau. On décide de les emmener à la gare de Boulogne, pour le train, pour l'Angleterre et elles acceptent, elles montent dans la voiture, dans la mini pendant que le copain fait diversion en emmenant les autres, et me voilà sur la route, à éviter les flics, à prendre les petits chemins de campagne... et on arrive à la gare, la voiture surchauffée, des sourires, des remerciements et un gilet de sauvetage oublié dans le coffre qui me hante, qui me hante ce soir et probablement cette nuit. C'est terrifiant le livre, la réalité, le petit de deux ans et leur détresse. Ça fait chier toute cette misère et pas foutu de faire mieux que le taxi en petochant de trouille de me faire arrêter. Peut-être qu'ils sont dans le train... »
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La mer était calme, presque muette, à peine distincte dans la nuit. Raclant la grève d’un mouvement paresseux, elle respirait au loin, plus obscure encore que la nuit. Sa masse endormie leur a paru énorme. Ils frissonnaient un peu. C’était novembre.
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