Vint un chevalier

Quarante-huit heures avant le jour J, Robert avait fait vaciller toutes ces illusions. Pas assez pour détruire le beau rêve, mais suffisamment pour le ternir. Il lui avait demandé les factures concernant leur voyage : billets d'avion, réservations d'hôtels, tout ce qu'elle avait. Puis il avait fait l'addition, et lui avait tendu le ruban de papier de la machine à calculer.
- Tiens, voilà ta part.
- Quelle part ? avait-elle demandé bêtement.
- Je sais combien cela compte pour vous, femmes libérées, de payer votre quote-part. Je ne veux pas que tu m'accuses d'être un sale phallocrate, avait-il ajouté avec un sourire.
- Non... bien sûr que non, avait-elle bafouillé. C'est juste que... je n'ai pas d'argent.
- Comment, tu n'as pas d'argent ? Tu ne vas quand même pas me dire que tu dépenses tout ton salaire ! Tu devrais apprendre à te restreindre un peu !
Puis il s'était radouci :
- De toute façon, ta famille a des moyens.

- Aide-moi, chuchota-t-elle, la main posée sur le tombeau de marbre. Aide-moi à trouver mon preux chevalier! Aide-moi à trouver l'homme qui m'aimera...

Elle s'assit sur ses talons, se couvrit le visage de ses mains et se remit à pleurer à chaudes larmes. après un long moment, elle sentit une présence auprès d'elle et se retourna. Le soleil illuminait si violemment une surface métallique qu'elle eut un éblouissement, bascula et tomba lourdement assise sur le sol. Elle mit la main en visière devant ses yeux. Un homme était debout devant elle, un homme vêtu en... preux chevalier!

Elle traversa la rue à la rencontre de Nicholas et fut enchantée de l'expression de son visage lorsqu'il l'aperçut.

- Eh bien?

- Quel que soit le siècle, la beauté est toujours la beauté, murmura-t-il en se levant pour lui baiser la main.

Ils avaient du bon, ces gentilshommes de l'époque élisabéthaine!

Trois mois avant la date prévue pour le départ, Robert avait commencé à répéter qu'il lui réservait une surprise au cours de ce périple, une très très bonne surprise, qui lui ferait extrêmement plaisir. Dougless s'était donné encore plus de mal pour tout mettre au point. Elle espérait que la demande en mariage n'allait plus tarder. Trois semaines avant le départ, elle avait trouvé, en faisant les comptes des dépenses ménagères de Robert, le talon d'un chèque de cinq mille dollars à l'ordre d'une bijouterie.
- Une bague de fiançailles... avait-elle murmuré, les larmes aux yeux.
Ce prix élevé prouvait que, même si Robert était un peu radin dans la vie quotidienne, il savait se montrer généreux pour ce qui importait. Pendant ces semaines, elle avait nagé en pleine euphorie.

Pendant toute l'année, Dougless avait consacré beaucoup de temps et d'énergie à organiser ce voyage. Elle avait fait des réservations dans de petits hôtels romantiques, élégants et chers.
- Surtout ne lésine pas pour ce voyage-là ! avait recommandé Robert avec un clin d'oeil.
Elle avait demandé des brochures, acheté des guides, fait tant de lectures et de recherches qu'elle connaissait par coeur la moitié des noms des villages d'Angleterre. Robert ayant décrété que leur séjour devait être culturel, elle avait répertorié tout ce qu'il y avait à visiter à proximité de chacun de ces délicieux petits hôtels. Ce qui n'était pas difficile : l'Angleterre, pour les passionnés d'histoire, est comme un grand parc à thème.

Aux premiers jours de leur rencontre, Dougless et Robert s'étaient longuement confié leurs rêves les plus chers et l'un de ceux-ci était un voyage en Angleterre. Dougless y était allée plusieurs fois, enfant avec sa famille, mais cela faisait des années qu'elle n'y était plus retournée. Quand elle et Robert avaient commencé à vivre ensemble, au début de septembre de l'année précédente, Robert avait suggéré :
- Nous irons en Angleterre dans un an, jour pour jour. A ce moment-là, nous saurons.
Il n'avait pas précisé ce qu'ils sauraient mais elle avait deviné qu'il s'agissait de leur compatibilité en vue d'une vie conjugale.