C'est l'endroit qui nous a faits ainsi, ou le contraire ?
Je ne réponds pas. Dans ma tête, je lui fais une promesse : Ève, je te sortirais de tes décombres.
J'ai assez de colères pour remplir dix fois le panier percé de ma vie.
Elle est saisie par une lumière d'étoile. Son visage semble décousu. D'étranges couleurs, les couleurs des coups, brouillent ses traits. Ses yeux sont si profonds et leur résonnance si métallique que j'ai du mal à la regarder. Ils vont au-delà de cette maison au-delà de Port Louis, au-delà du présent.
Ses yeux sont à demain, et demain n'existe pas.
Je pense à Sad, pauvre petit couillon amoureux d'Eve.
Mais non, c'est pas un couillon. Si on n'aime pas à dix sept ans, quand est ce qu'on va pouvoir aimer ?
C'est ça mon problème, je crois. J'ai jamais aimé. J'ai rencontré personne. Peut être que j'ai pas essayé, que j'étais trop occupé à être en colère.
La seule façon de connaître l'envol : le pas hors.
Marcher sur un tapis d'air, la complicité du vent dans les oreilles et le soleil rameur traversant le très bleu du ciel. Le cri qui filtre entre les lèvres n'est pas un cri de peur mais de vie.
Le pas hors, qui décide, l'espace apprivoisé.
Juste le temps de saisir la brièveté de l'éternité.
Le pas hors : de tout, de tous, de soi.
Je ne suis plus sujette à l'amour. Je voudrais un coeur plane, aussi plane que mon corps, qui saurait disparaître lorsque vivre serait trop lourd.
Nous marchons sur des parapets de verre, sur la transparence du vide. Il y a entre nous mille silences et la distance de l'infini.
Je cherche à savoir où se trouve le fond de la vie. De quelle couleur il est . A quoi ressemble le point de non-retour qui me dira enfin ce que je suis.
Sur mon berceau ne s'est penchée aucune fée. Quand j'ai ouvert les yeux, je crois que j'ai tout de suite vu ma vie en face de moi : une surface de pierre, des barreaux aux yeux, un bâillon sur la bouche et du métal au coeur. C'est ce visage là qui m'a amenée à prononcer, en ouvrant la bouche, ce mot essentiel : non.
Personne ne sait qu'on peut aimer comme ça, à dix sept ans. Je baigne dans l'eau nocturne d'Eve. Je plonge dans sa vision trouble. Je me noie dans sa boue, dans son innocence. Je me fous de ce qu'elle est, et de ce qu'elle fait. Je suis le clin d'oeil noir au-dessus de la ceinture de son jeans. Je suis le talon arrondi de son pied nu dans ses sandales. Je suis le souvenir de son rire si rare, de sa force, de son défi.
Je ne vois rien d'autre. Les phrases sur mes murs ne sont plus écrites à l'encre noire mais blanche, et le stylo se remplit et se désemplit tout seul, en un incomparable jaillissement.