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Critique de berni_29


Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Ubik, et le Verbe était Ubik. D'ailleurs Jacques Chancel n'a-t-il pas cité cette phrase qui l'a rendu célèbre : « Et Ubik dans tout ça ? »
J'ai trois bonnes raisons qui me font penser que Ubik n'est pas vraiment un pur récit de SF. Voici ma démonstration implacable... Tout d'abord, j'ai presque compris ce dont parle ce roman. Deuzio, j'ai vraiment aimé. Et enfin, j'ai très envie de vous en parler.
Presque compris... Et c'est dans ce "presque" que viennent tous les vertiges d'un lecteur ahuri.
Alors ? On y va ? Vous me suivez... ?
Mais voilà, je suis cependant bien embarrassé pour poser des mots ce soir... J'ai l'impression qu'il me faut user d'ellipses, d'images, de métaphores, d'allégories, de tours et de détours, autant de ponts et de passerelles pour vous inviter vers mon ressenti...
J'aime qu'un livre me résiste un peu, mais pas trop non plus... J'aime qu'un ou deux personnages se détache, pas vraiment le beau héros, mais celui pris à la gorge, happé par quelque chose qui le dépasse, de plus grand que lui, l'étonnement est son chemin, bref quelqu'un à qui je voudrais ressembler. Ici c'est Joe Chip. J'aime qu'un personnage qui paraît sympathique, s'avère méchant, ou l'inverse d'ailleurs... Et se transforme surtout en cours de route. Ici ne serait-ce pas la belle et mystérieuse Pat Conley ? J'aime qu'un personnage qu'on croit mort redevienne vivant. Ici ne serait-ce pas Glen Runciter ?
Je n'aime pas les personnes enfermées dans leurs certitudes. Tenez, au hasard, prenons deux catégories bien distinctes : les vivants d'un côté et les morts de l'autre. Chaque catégorie revendique de manière ostentatoire son identité communautaire qui lui est propre, posant une frontière claire et non négociable avec l'autre comme s'il n'y avait pas le moindre dialogue possible. Posez la question à un vivant, il vous répondra bêtement une réponse de vivant, disant le sens d'être vivant. Posez la même question à un mort, je vous fiche mon billet que la réponse sera exactement la même, c'est-à-dire le sens d'être mort... Et voilà que la richesse de ce récit nous ouvre un autre espace, ou peut-être de multiples autres espaces... Il introduit ici le stade ou le concept, - je ne sais pas comment on peut le désigner, de semi-vie, la possibilité d'arrêter l'agonie de quelqu'un, la possibilité de basculer en enfer aussi...
Ici des femmes des hommes luttent, se protègent contre des ennemis. Nous sommes déjà dans un futur, - j'allais dire à venir, ou peut-être déjà passé. 1992... Oui, car ce livre a été écrit par Philip K. Dick en 1969... Mais peut-être qu'il est préférable avant toute chose que je vous parle un peu de la trame du roman, non ? ...
L'histoire est toute simple, enfin c'est une expression, hein ! Nous sommes dans le futur. Deux sociétés s'affrontent : celle des psys, c'est-à-dire ceux qui viennent vous espionner dans vos affaires et qu'on appelle aussi des télépathes, et les anti-psys qui vous protègent, ces deux sociétés mènent une lutte sans merci l'une contre l'autre dans un monde ultracapitaliste saturé de spots publicitaires aussi loufoques qu'inquiétants, où l'objectif est de tuer l'adversaire.
Tous les lieux communs de la SF sont présents dans les tous premiers chapitres : les machines remplacent les employés, l'humanité a établi des colonies spatiales sur Mars et sur la Lune, on met une heure pour aller sur la Lune, des portes ou des cafetières demandent à être payées pour s'ouvrir ou fonctionner et se fâchent lorsqu'on ne satisfait pas à leurs exigences, on parle à des gens qui sont morts ou en semi-vie...
Nous faisons la connaissance de Glen Runciter, le patron de la firme Runciter Associates, qui emploie des neutraliseurs pour empêcher des télépathes d'espionner les entreprises ou les particuliers.
Mais voilà qu'un complot est ourdi, qui va mener à un attentat visant à tuer Glen Runciter ainsi que ses meilleurs anti-psys. L'attentat a lieu au cours d'une expédition sur la Lune où Runciter est tué.
Joe Chip l'adjoint de Runciter prend alors le relais des opérations et va devenir le personnage principal du récit...
Et c'est là, à ce moment précis, que le roman bifurque, bascule dans tout autre chose et c'est là que j'ai commencé à me dire : tiens, ce roman me plaît.
N'avez-vous jamais senti parfois que c'est dans ces bifurcations que l'existence devient plus palpitante ? Tous comme nos lectures, d'ailleurs.
Et dans cette bifurcation du texte, tandis que Joe Chip commence à perdre pied, à douter, le temps se met à se détériorer. On n'est plus dans la perspective d'un temps universel qui coulerait comme un long fleuve tranquille d'amont en aval, cadencé par le rythme monotone des heures, des jours, des saisons...
On entre dans un processus qui n'est pas seulement irréversible mais qui devient follement réversible, qui reflue en arrière et c'est autour de ce point de bascule que la SF s'arrête ici, que le monde d'Ubik commence et que se construit alors tout le roman.
Des univers bifurquent sans cesse en effet comme dans le film Citizen Kane.
Chaque territoire ici est le contrepoint d'un autre : le réel et le rêve, les vivants et les morts, l'intérieur et l'extérieur, l'absurde et l'angoissant, le passé et le futur... Entre les deux, il y a le présent comme une frontière, comme un passage ténu pas plus large que le chas d'une aiguille...
L'intérieur ou l'extérieur... Ce texte est un miroir, un vertige abyssal sur nos abymes, je me demandais de quel côté du miroir je me situais.
Être un lecteur de SF, - surtout lorsque la SF est pour moi une façon d'entrer dans une zone totale de non-confort, est-ce ressembler aux phalènes, aux insectes de nuit qui se heurtent aux vitres des fenêtres ? Est-ce se heurter aux chimères de la réalité ? Vient alors l'effet aquarium... Et c'est là que la puissance du récit se propulse en posant des questions métaphysiques : sommes-nous vivants ou morts ? Sommes-nous observants ou observés ?
Dans cette immersion, je me suis reconnu dans le personnage de Joe Chip, je le tenais ici enfin mon alter ego...
Le lecteur que j'étais était ramené brutalement à ce que ressentait Joe Chip. C'est l'une des forces et des vertus du roman. Je tâtonnais entre errements, erreurs et errances, je me perdais pour mon plus grand plaisir, j'ouvrais des pages comme des portes d'où surgissaient des vides béants. J'entrais dans une expérience nouvelle et inspirante pour moi...
Une phrase vint comme un écho inlassable, comme une déflagration qui se propulsait à travers les pages :
« Je suis vivant et vous êtes morts ».
Ce livre me semble davantage un récit métaphysique qu'un roman SF.
Ubik propose un monde où il est possible de penser sans exister.
Douter du monde nouveau, du monde à venir.
On ne peut alors sortir de ce rêve que de manière kafkaïenne, comme dans le Château...
J'ai avancé dans ce roman comme on avance devant l'horizon, sachant que tenter de se rapprocher de l'horizon c'était toujours s'en éloigner...
« L'infini c'est ce que je ne peux pas penser », dit Descartes, la porte de sortie est Dieu selon Descartes. Chez Philip K. Dick, cette porte de sortie devient elle-même infinie. La sortie se transforme en labyrinthe : on ne sait plus où on se trouve, jusqu'à la fin, jusqu'à cette page finale.
Philip K. Dick est un visionnaire. Avant l'heure il invente déjà ici les réseaux sociaux, GAFAM, Mediapart, Elon Musk, l'exploitation faite des données personnelles, notre société de surconsommation, bref ! tous les charmes de notre monde moderne... Peut-être que Philip K. Dick a inventé le premier fake new... Mais ce n'est pas pour cela qu'il faut aimer ce roman.
C'est pour autre chose...
C'est un roman labyrinthique qui ne cesse d'ouvrir des portes sur des vertiges chaque fois un peu plus grands et c'est en cela que ce roman m'a fasciné.
Ubik s'est révélé pour moi être un roman vertigineux, déstabilisant, irrésistible et angoissant.
Dire que j'ai tout compris serait une fanfaronnade. Dire que je n'ai rien compris serait une erreur. Entre les deux, j'ai entrevu une porte entrouverte ou passe un rayon de lumière dans lequel je me faufile ce soir pour vous écrire.

« Votre existence est monotone ? Vous souffrez d'ennui ? Vos lectures ne vous transportent plus ? Alors, c'est que vous n'avez pas encore lu le roman Ubik ! Avec Ubik, le roman-culte de Philip K. Dick, venez éprouver votre système limbique. Attention, à utiliser exclusivement selon le mode d'emploi et avec précaution ! »

Un grand merci à toi Anna qui a su m'encourager à entrer dans cette zone de non-confort qui se présentait à moi. Ta critique a été une aide précieuse, ainsi qu'un itinéraire salvateur...
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