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Critique de ATOS


ATOS
17 février 2020
« Non, nous ne nous laisserons palissader sans rien faire. Nous avons une machine à faire des remous dans le Passé », Henri Michaux, face aux verrous. 1954.
Passé, histoire d'un présent, d'un présent achevé ? d'un présent condamné ?
Le passé, si il est voué à l'histoire, ne doit pas quitter notre imagination.
«  l'imagination – cette faculté qui est éthique et politique avant même que d'avoir à s'exercer littérairement ou artistiquement, par exemple- travaille de toute façon dans la dimension du défi, de l'exigence, de l'impossible saisie. On ne possède pas ce qu'on imagine. On imagine éparsement, lacunairement. On imagine à grand-peine, on ressasse infiniment, on demeure en défaut. C'est par l'imagination, néanmoins, que se tracent les voies nécessaires à la compréhension historique et à l'interprétation politique elle-mêmes.
Exercer son imagination relève en fin de compte, non de la fantaisie personnelle, mais du défi de savoir quelque chose qui ne nous est pas donné immédiatement, clairement, ou distinctement. Quelque chose qui « appelle » notre conscience depuis une distance- ainsi, aujourd'hui, la guerre faite à tout un peuple, là-bas en Syrie- ou d'un passé qui, comme celui du ghetto de Varsovie, semble en effet défier notre imagination. »
Comment prendre contact en réduisant la distance, et comment garder la juste distance pour ne pas dénaturer le contact, comment rendre le regard opérateur de la pensée ?
Comment faire lien sans pour autant combler l'absence ?
Comment respecter l'archéologie du temps ?
Tenter une restitution , oser imaginer, essayer voir, « poser la question du rôle des images dans la lisibilité de l'histoire » comme l'expliquait Georges Didi-Huberman dans le texte « Anthropologie du visuel »( conférence 2011)
Il ne s'agit pas de « boucher des trous » mais mettre en évidence l'évidement, l'absence afin que la lumière soit faite, ou du moins que son passage soit rendu possible.
Et nous devons faire appel à notre'imagination pour que la pensée puisse donner une image la plus fidèle possible à la mémoire d'un temps.
Comment lorsque l'histoire est en cendres, éparse, morcelée, pulvérisée, éparpillée, ensevelie, comment opérer le remontage des temps que les bourreaux, les assassins ont voulu et veulent toujours effacer ?
Quel souffle soulève enlève la poussière du temps, quel souffle porte serment à la lumière pour que les « éparses »de ce temps survivent jusqu'à nous ? Quel souffle porte mémoire ?
La force d'un soulèvement, un acte de résistance.
Même « dos au mur » comment mettre en marche « cette machine » dont parlait Michaux ? « Pour faire passer une vérité malgré tout ».
Varsovie. 03 aout 1942. Emmanuel Rigelblum, écrivant résistant, enterre avec son groupe, Oyneg Shabes, une extraordinaire collecte dont 35 639 pages on été retrouvées après la guerre : poèmes, billets, chroniques, témoignages, photographies, cartes postales…emballages de bonbons, les cartes de rationnement, blagues, chansons, journaux clandestins, , procès-verbaux, les derniers messages des déportés..et bien d'autres documents. autant de « semences de vie ».
La première et la deuxième caches ont été déterrées en 1946 et en 1950. Une troisième cache reste toujours à déterrer sous les décombres recouverts de Varsovie...Archéologie du savoir….
Varsovie. du 1er ou 3 octobre 2018 . Georges Didi Huberman se rend à Varsovie, à l'Institut juif de Varsovie pour consulter ce « trésor » muet.
Voir pour comprendre. Comprendre la nécessité de ce trésor, l'histoire même de la constitution de ces archives clandestines, comprendre la division au sein même d'une communauté à l'intérieure de laquelle la préexistante d'une classification sociale, une fracture politique a fait le jeu des bourreaux.
Et Didi-Huberman rappelle l'analyse faite par Hannah Harendt à ce sujet, analyse qui en son temps fit et fait encore scandale, concernant la sujétion établie par les « maîtres » des Judenräte sur le reste du « peuple » du ghetto.
Papiers, défis, papiers conflits…
« Éparses » au-delà d'un essai sur l'archéologie historique qu'il soulève, soulève également le problème de l'indivisibilité. La tentation de rendre les choses « indivisibles » peut elle avoir pour conséquences de rendre certains faits invisibles ? Cela nous interroge sur la notion de peuple, de nation.
La résistance ne peut-elle s'exprimer et exprimer, et simplement exister, justement qu'à la lumière des fragmentations qui parcourt son histoire ?
Un ensemble n'est pas un Tout, mais une diversité, une pluralité. Faire d'un peuple un tout, est un risque pris à l'encontre de la mémoire. C'est prendre le risque d'effacer un sujet d'une phrase, c'est imposer un impératif qui risque de clore toute parole. « Non, nous ne nous laisserons palissader sans rien faire ». Alors, écrire, semer.
« Epars a son étymologie dans le participe sparsum du verbe spagere, qui veut dire « jeter ça et là, éparpiller, disséminer. ».Le verbe se dit aussi dans un sens rituel, lorsqu'on répand un liquide sur quelque chose ou quelqu'un pour en faire la bénédiction.
Mais ce qui a été parsemé a été, tout aussi bien semé. L'éparsement serait donc ensemencement ( en grec : speirô, « je sème », sperma «  la semence »). La dissémination serait séminale, une disparition eût- elle d'abord disséminé toute chose au quatre vents. ...l'écriture pourrait se comprendre comme de l'épars collecté, comme de la disparition ensemencée. Un texte travaillerait donc comme un archiviste : il rassemble ou, plutôt, il réassemble – remonte- de l'épars ». «  le poétique c'est faire collecte ». « en laissant les brisures visibles » «  en laissant du jeu dans le montage, dans la bordure des textes et des images, de façon à laisser chaque fragment dans sa singularité, dan sa solitude partenaire ».

Pour faire lien, procéder à une lecture c'est notre imagination, notre pensée imaginative qui doit être ici convoquée. Comme le rappelle Marie-José Mondzain, philosophe de l'image, une image ne dit rien, par elle même, d'elle même, mais une image nous demande de prendre la parole. Émanciper son regard, c'est se considérer comme un être voyant , mais un voyant qui prend parole, et qui ensemencera la possibilité éparses et diverses d'une prise de parole.

«  Celui qui donne vie donnera la possibilité d'ouvrir la bouche » . E. Ringelblum. Journal du ghetto de Varsovie.

« Eparses, voyage dans les papiers de Ghetto de Varsovie », de Georges Didi-Huberman , écrivant, résistant, est paru en février 2020.

Astrid Shriqui Garain

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