Les femmes, comme le temps, s’échappent parfois pour exister.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.
Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.
Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
Ma mère avait grandi sans père à Newcastle. Elle avait été conçue sous un abribus à une époque où les codes de la virilité permettaient d’abuser des femmes puis de s’en glorifier auprès des copains devant une bière en toute impunité.
Elle se tient interdite à quelques centimètres de moi, bouche
entrouverte, et me fixe en silence. Son visage semble hésiter
entre surprise et panique. Elle tire sur la bandoulière, mais
je ne lâche pas, alors elle dégage son bras d’un geste vif. Elle est tout ébouriffée, fragile, belle, forte.
Quand je m’approche pour voir si elle va bien, elle me repousse violemment et manque de me faire glisser
N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder.
Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa
famille sans son autorisation.
La loi permet aux gens qui le
souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs
gosses. J’espère qu’un jour - à Lauren, je dis même que j’en suis sûr - ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom.
Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi.
Elle est jolie, perdue dans sa solitude.Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret.Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret.
Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur.
Sa mélancolie. Sa fragilité.
Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.
Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans,quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren.
Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt.On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison.
Un regard, un mot de travers.
La mère du gamin a tout vu
depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant.
Le môme est mort dans l’ambulance.
Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire,vingt-cinq pendant les vacances.
J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden.
Une copine caissière de ma mère
m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire.