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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Quand on l'emportera, demain, sérieusement, que deviendrai-je ?"

Le "Journal d'un écrivain" de Dostoïevski (publié entre 1873 et 1881) contient - entre articles et essais sur divers thèmes - quelques nouvelles presque oubliées qui mériteraient d'être ressorties davantage à la lumière du jour.
Parmi elles "La Douce", histoire d'une centaine de pages, qui peut servir de lecture idéale pour une soirée où vous vous sentez inhabituellement heureux, guillerets et insouciants, tout en trouvant que cela dénature votre habituel pessimisme lucide. Rien de tel que quelques pages fiévreuses de FMD pour vous remettre les idées en place.

L'idée de la nouvelle est née le 3 octobre 1876. En lisant ce jour-là son journal, Dostoïevski tomba sur un fait divers hautement inspirant. L'article relatait le triste sort d'une jeune couturière Marie Borisov qui a mis fin à ses jours, prétendument à cause de son insoutenable situation financière. Mais davantage que par le côté social de l'affaire et par l'acte lui même, l'écrivain fut intrigué par un détail : la petite couturière s'est jetée d'une fenêtre en serrant dans sa main une sainte icône.
Dans son édifiante préface, FMD éclaire son lecteur sur sa démarche littéraire, en la comparant à celle de Victor Hugo dans "Le dernier jour d'un condamné" : le même saisi "sténographique" qui embarque le lecteur dans le flot des pensées du personnage : la technique du "courant de conscience" menée plus tard à la perfection par des auteurs comme Joyce, Proust ou Faulkner.
Ce qui ne veut pas dire que "La Douce" laisse stylistiquement à désirer, bien au contraire.

Que peut-il bien se passer dans la tête d'un homme vieillissant, dont la jeune épouse vient juste de se suicider ? le corps à peine refroidi allongé sur la table ne peut plus répondre à la question "à qui la faute ?", et les pensées et les souvenirs du héros sans nom se bousculent en cherchant la réponse.
Ce n'est peut-être pas un hasard que l'histoire commence dans le magasin d'un prêteur sur gages, un endroit où on peut échanger toute chose - de valeur, sans valeur, et aussi des choses dont la valeur est impossible à calculer - contre de l'argent.
C'est là que notre homme va rencontrer sa future femme : une jeune fille fauchée, mais fière et pétillante. Et suffisamment intéressante pour qu'il ne supporte pas l'idée qu'un autre la sorte de sa misère par un mariage ; il lui propose donc à son tour de l'épouser.
Un acte d'amour ou de miséricorde ? Ni l'un ni l'autre. Notre prêteur sur gages s'achète un incompréhensible objet, censé devenir plus tard une "épouse idéale".
Le chemin est long et difficile, comme on va l'apprendre dans ce long monologue confus et plein de contradictions, qui fait ressortir tant la rigidité de l'esprit que des sentiments sincères. Peut-on aimer quelqu'un en attendant qu'il se transforme à notre image ? La crainte initiale de sa femme (le titre original "Krotkaïa" ne signifie pas seulement "douce" ou "docile", mais aussi "apprivoisée") se transforme peu à peu en mépris, puis en désespoir, et malgré tous ses efforts pour se justifier, l'homme finira par être frappé par la limpide vérité : ce mariage était comme une partie d'échecs qu'il pensait avoir sous contrôle, avant qu'on lui balaye la reine de l'échiquier.

Je ne peux pas m'empêcher de voir cette nouvelle comme une antichambre vers le purgatoire mental que sont les "Karamazov". Elle donne pareillement la définition de l'homme dans tous ses états et toutes ses métamorphoses. Mais si dans "Les frères Karamazov" l'idée centrale est développée sur mille pages à l'aide d'une dizaine de caractères et d'autant d'histoires personnelles, le fardeau que Dostoïevski charge sur le dos de son frêle lecteur avec "La Douce" est presque tout aussi lourd.

"Нет, серьёзно, когда её завтра унесут, что ж я буду?"
4,5/5 pour cet exploit, et merci à la camarade Michka17 de m'avoir fait connaître cette nouvelle.
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