Prologue
"Qu'on entre dans la vie d'autrui muni de ses propres bagages, que ce cheminement tortueux s'accompagne de réminiscences et d'échos de toutes sortes, c'est l'évidence même. On ne raconte pas une existence sans y projeter l'ombre de la sienne. Aussi paradoxal qu'il paraisse, il arrive qu'une biographie soit le livre le plus personnel de son auteur. Alors, s'agit-il ici de gratter une plaie ou de solder des comptes ? Un peu des deux sans doute."
NdL : Pauline Dreyfus est la petite fille d'Alfred Fabre-Luce lui-même ami de Paul Morand. Dans cette petite société d'anciens collaborateurs, son grand-père fut condamné à dix ans d'indignité nationale quand Morand échappa à tout procès.
Hélène Morand a quatre-vingt-dix ans et, bien que (dit-on) la méchanceté conserve, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même (...). Son mari, admirable de dévouement, a déniché une jeune élève du conservatoire qui a accepté de venir deux fois par semaine lui faire la lecture. La jeune femme de vingt ans, Nathalie Baye, se souvient d’ Hélène, « minuscule, petite poupée de porcelaine, personnage de cire. Avec cela, remarquablement intelligente, très drôle, astucieuse ». Pas le moins du monde impressionnée car le nom de Paul Morand ne lui dit pas grand-chose, la jeune comédienne va passer deux années avenue Charles-Floquet. Moins bien payée que la femme de ménage, et confrontée à la fraîcheur initiale d’Hélène qui, malgré sa cécité, devine un mari frétillant à la vue d’une jeune fille, la lectrice finira par apprivoiser sa cliente, au point de parfois lâcher la lecture imposée par Morand pour bavarder de tout et de rien.
On évoque les femmes et les plaisirs de la vie. Nimier cause moteurs, chevaux, vitesse; avec Blondin hélas, impossible de causer voiture: il n’a pas le permis. « Vous avez essayé de tenir un volant et un verre en même temps ? » s’excusera-t-il au soir de sa vie.
Comme si, Morand était, et depuis longtemps, un abonné au Purgatoire où il faisait des séjours réguliers.
La plus grande partie de son temps est désormais consacrée à ces notes prises au jour le jour. Dans ce Journal inutile, les vieilles rancœurs demeurent. Il n’a jamais cessé de vomir la Résistance, « cette prodigieuse comédie ». Les Juifs ? Des boucs émissaires, comme toujours. Avant-guerre, ils étaient rendus responsables de la crise économique ; après- guerre, ils paient pour l’exil et la réprobation endurés par l’écrivain mis à l’index. Le mot « juif », sous sa plume, finit par ne plus avoir grand sens ; il se confond d’ailleurs souvent avec le mot « résistant », qui chez Morand est loin d’être un compliment. Sans souci de cohérence, ligoté par ses phobies, il reproche à Montaigne son « vieux sang juif et communiste » ; soutient que Berl a participé au triomphe mondial de sa race (ce qui au passage témoigne d’une ingratitude certaine envers celui qui a tant fait pour qu’il puisse achever son exil suisse) ; à l’Académie, il déteste Joseph Kessel, Juif russe, donc « doublement étranger ». On ne contredira pas Henri Raczymow, selon qui Morand est cet « antisémite littéral » que Proust avait bien démasqué en lui offrant les six tomes de L’Histoire de l’affaire Dreyfus pour qu’il se garde bien de le devenir.
Autre cause d’urticaire : « les PD ». C’est tardivement que Morand s’en est pris aux homosexuels, que dans sa jeunesse il fréquentait avec bonheur (Étienne de Beaumont, Lucien Daudet, Cocteau, Proust, Henri Bardac, Christian Bérard). Sa tolérance était telle qu’il avait même la plus grande indulgence pour les hommes mariés, comme René de Chambrun ou Jacques de Lacretelle, dont nul n’ignorait les liaisons avec d’autres hommes. Cette stigmatisation récurrente apparaît dans la correspondance avec Chardonne, au cours des années cinquante. Aurait-il été révulsé par les préférences sexuelles de l’un de ses proches ? Toujours est-il que Morand se découvre à cette époque des préjugés inédits. C’est moins la différence qui le heurte que le lobby, qu’il appelle « la franc-maçonnerie des pédés », notamment dans le milieu littéraire ; encore une fois, il faut trouver un bouc émissaire à son laborieux retour sur le devant de la scène. Il existe aux archives de l’Académie française un projet d’article rédigé par Morand en 1926 (et à notre connaissance jamais publié) qui s’intitule « Les pédérastes ». Morand y évoque une « nouvelle internationale comme tant d’autres libérée par la guerre », qui lui fait regretter « les bons pédérastes inoffensifs et convaincus de notre enfance, bagués de pierres mystiques, poudrés et cravatés par Charvet et poursuivis par les gamins criant à la chienlit ». Symboles d’une certaine décadence des mœurs, « ils viennent se jeter sur le corps moribond de la société en criant Maman ! Maman ! ». Ce que Morand leur reproche au fond, c’est d’être devenus visibles.
Il le savait : ce qui reste d'un écrivain, c'est une oeuvre, avec ses pépites et ses cailloux. À la fin d'une vie qu'il considérait dans le rétroviseur avec un regard plus surchargé de repentirs qu'un jeu d'épreuves de Proust, il s'est souvent reproché sa paresse, sa légèreté, sa désinvolture.
Il n'y a pas de quoi se nourrir dans une nouvelle, c'est un os . Pas de place pour la méditation, pour un système de pensée. On peut tout mettre dans une nouvelle, même le désespoir le plus profond, mais pas la philosophie du désespoir. Les personnages sont cernés, gelés dans leur caractère; ils n'ont pas le temps de tomber malades, de mourir de la maladie du roman contemporain.
Ce qui me frappa le plus quand je connus Proust, c'était de rencontrer quelqu'un qui eût si tôt fini de vivre.
« On entre dans un mort comme dans un moulin », prévenait Sartre au seuil de sa biographie de Flaubert.