Citations sur Comme elle l'imagine (39)
Elle avait l’impression de lire quelque chose qu’elle n’avait jamais lu, quelque chose qu’elle aurait voulu écrire si elle en avait eu le talent.
Quel que soit l’âge ou la classe sociale, l’état amoureux transformait n’importe quelle femme en linguiste méticuleuse et le moindre message en énoncé à interpréter.
A vingt ans, le célibat n'était qu'une étape qu'un avenir plein de promesses reléguerait au rang des souvenirs un peu pénibles; à trente, être célibataire commençait à devenir moins enviable, presque incongru. A presque quarante, Laure semblait entendre se former dans la tête de ses amis les pensées interrogatrices? "Qu'est ce qui cloche chez elle ?" ou réprobatrices "Quand va-t-elle enfin grandir ?"
Au printemps précédent, Laure s’était inscrite sur Facebook, sous la pression amicale de Nico, le collègue féru d’ « humanités numériques » qui avait construit la page Internet du labo de lettres. Elle avait reconnu que oui, c’était pratique, et avait commencé à trouver exaltantes ces communautés électives se rassemblant autour d’un centre d’intérêt. L’alibi culturel, c’était le prétexte qu’elle avançait pour justifier les heures qu’elle passait désormais à naviguer de page en page. Mais Laure était assez lucide sur elle-même pour savoir que la vraie raison de son addiction naissante aux réseaux sociaux était ailleurs : Facebook matérialisait ce fantasme inavouable, écouter derrière les portes et pénétrer dans la vie des gens.
Avait-on déjà étudié les conséquences d'une exposition prolongée à la littérature de la passion ? Ce motif de l'amour souffrance qui irriguait toute la littérature, de Racine aux déballages auto-fictionnels contemporains, quelles traces laissaient-ils dans le psychisme du lecteur ? Quand on avait récité " Ce n'st plus une ardeur dans mes veines cachée : C'est Vénus toute entière à sa proie attachée" en classe de seconde en rougissant devant le garçon secrètement convoité, quand on avait frémi en lisant "la femme abandonnée' dans une vieille édition de poche trouvée l'été de ses quinze ans, pouvait-on réussir sa vie sentimentale ? Un collègue flaubertien allait jusqu'à défendre l'idée que l'auteur se sauve en inoculant sa propre mélancolie au lecteur , c'était certainement excessif.
- Cette impression de n'être pas tout à fait légitime remonte parfois à la surface, la nuit surtout.
- Il y avait une table en Formica dans la cuisine de vos parents ?
- Oui, mais pourquoi ?
- Cette impression de ne jamais être tout à fait à sa place qui touche les enfants des classes moyennes quels que soient leurs accomplissements, leurs réussites, j'appelle ça le complexe du Formica.
À 30 ans passés, elle découvrit le plaisir de zoner dans l'espace virtuel un plaisir et une douleur car regarder défiler la vie de Vincent lui faisait un peu mal comme quelque chose qui lui était destiné mais qu'elle ne pouvait atteindre.
A côté d'elle, deux adolescentes étaient penchées sur un smartphone. "Il écrit Biz avec un seul z, tu crois que c'est mort ? " Laure leur lança un regard amical : quels que soit l'âge ou la classe sociale, l'état amoureux transformait n'importe quelle femme en linguiste méticuleuse et le moindre message en énoncé à interpréter.
Laure aimait savoir qu'il existait un être sensible aux mêmes choses qu'elle, quelqu'un à qui elle pouvait faire part de l'écho qu'un vers suscitait en elle, d'une parole marquante, de la forme d'un nuage, de tous ces éclats de poésie qui émaillent la trame des jours.
Laure souffrait d'une déformation professionnelle : elle voyait le réel à travers les livres. Ou plus exactement, elle n'en souffrait pas. Elle avait besoin des mots des autres pour décoder les êtres et les choses ; interposer la littérature entre elle et le monde la protégeait. Elle n'aurait su dire de quoi.