De l'art de la satire...
Chez Nutribel, grosse (vilain mot) entreprise d'agro-alimentaire, on est beaux, on est jeunes, on est dynamique, on performe, on est minces parce qu'on ne mange surtout pas les produits maison, et on recrute des jeunes cadres, des jeunes "chefs de projet" sortis des meilleures écoles de commerce...Le top 5 des "Parisiennes" (style HEC, ESSEC...), des jeunes super motivés, au cerveau bien lavé et prêts à tout sacrifier à leur entreprise pour un bon salaire et quelques médailles en chocolat, du genre "vous êtes les meilleurs !! Youpi ! C'est vous l'avenir de la France qui travaille, qui se lève, qui bouge ! Youpihhh!! " Bizarrement, passé 27 ans, ces profils ont disparu du paysage, et se sont transformés...On va voir en quoi.
Bref, la jeune Claire, caricature complète dont il vaut mieux rire que pleurer de ce genre de créatures jeunes et motivées, vit son destin grandiose à Nutribel. Elle sort de l'Ecole (avatar d'HEC), où elle a rencontré son copain, Antonin, cheval de course dressé à la réussite sociale par sa famille de bonne bourgeoisie parisienne. Claire, elle, a un défaut de fabrication: c'est une provinciale d'Agen...Elle n'est pas tout à fait du sérail, elle a réussi ses études à la force du poignet. Les amis de ce couple brillant sont des amis de promo, qui se retrouvent fréquemment pour comparer leurs réussites et leurs divers "projets", projets professionnels, projets vacances, projets mariages, projets enfants etc...Tout doit être parfait. Stéphanie Dupays, l'auteure, manie à la perfection la novlang de ces bébés robots.
Chez Nutribel, c'est génial, Claire est sur un projet top, Love your Health, en anglais bien sûr, pour que l'image de l'entreprise reflète les préoccupations santé de la clientèle, pardon, du consommateur. Sa n+1, le jour de la présentation, doit s'absenter rapidement pour bébé malade, et Claire la remplace au pied levé...Avec un trop super Power Point en trois D, elle impressionne le numéro 2 de la boîte, qui n'a qu'un mot à la bouche : "brillante !" Oups ! La chef De Claire, revenue entre temps, a entendu...D'abord, Claire jubile, elle croit que la chef va être contente pour elle...Pauvre Claire...Elle n'a pas appris à l'Ecole que derrière un cadre trop dynamique de Nutribel de plus de 27 ans se cache un être humain, du genre prêt à tout s'il se sent mis en danger par des petits jeunes...Claire va avoir de gros soucis...
C'est un roman qui se lit vite mais qui reste dans la tête, car derrière la caricature se cache la triste réalité d'un certain monde du travail, ici présenté à la manière de 1984 d'Orwell. Big Brother (Nutribel) est partout, il s'insinue dans vos vies et vous surveille continuellement par mails et portables, dont les jeunes cadres ne décrochent jamais. Ces jeunes cadres sont présentés comme des robots ayant perdu quasiment tout lien avec les valeurs de base, amitié (tout est rivalité, aucune faiblesse admise), amour (relation fondée sur le mensonge et la non-connaissance de l'autre), reniement de sa famille (trop plouc pour Claire) etc...Une voix off récitant des sloggans publicitaires ponctue le livre, ainsi que les discours du PDG de Nutribel et du directeur de l'Ecole, tout à fait assimilables à des discours de propagande dictatoriale, et les gamins qui crient : youpihh ! Ils travaillent du matin au soir et n'ont que de petits week ends pleins de mails, mais c'est pas grave : youpihh !!
Quelque chose comme un cauchemar, finalement, avec de plus en plus de petites pilules pour Claire, comme dans le Meilleur des Mondes...
Une version bling-bling et plus satirique d'Extension du Domaine de la Lutte, mais soulevant les mêmes problèmes de la souffrance au travail et plus globalement existentielle de la femme et de l'homme modernes. Et c'est pas trop top.
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Le DRH lui demande pourquoi elle a inscrit « Littérature » dans la case Loisir de son CV. Claire désamorce immédiatement la présomption d’intellectualisme car dans l’entreprise s’adonner à une activité aussi inutile que la lecture vous classe dans la catégorie des intellectuels non assimilables à la chaîne de production : « La narration est au cœur du marketing. Les consommateurs n’achètent pas du soda, du café, de la lessive, ils achètent une belle histoire. »
Claire tire Antonin par la manche : « Viens je vais te présenter quelqu’un. » Voici Thomas Lefranc qui s’avance vers eux. Lui aussi a fait l’École, une année plus tôt. Il serre la main d’Antonin, embrasse Claire. « Belle performance, tu peux être fier d’elle. » Le champagne n’a jamais semblé aussi délicieux à la jeune femme. Thomas continue de plus belle. « Elle ne t’a pas encore dit ? Cet après-midi Claire a présenté à toute la boîte le projet Love your health, devant tous les big boss de Nutribel. Elle a tapé dans l’œil de Frédéric Feld, le n°2 de la boîte. » Non, elle ne le lui avait pas dit. Elle souhaitait attendre le moment idéal pour ménager ses effets. Finalement, c’est peut-être mieux ainsi : c’est si jouissif d’entendre un collègue vanter sa performance à l’être aimé ! L’image qu’un couple projette sur autrui, ça compte beaucoup et elle croque résolument la coque caramélisée d’un bonbon foie gras framboise. Très bel équilibre entre l’onctueux et l’acide.
À quelques pas, le directeur financier explique à un groupe de hocheurs de têtes, chiffres à l’appui, comment la France peut retrouver la croissance. Tout en s’appuyant d’une main sur le buffet pour soulager son dos mis à mal par la cambrure excessive imposée par ses escarpins, Claire attrape un petit-four au design futuriste. En un coup d’œil, elle sélectionne celui qui présente le moins de risque social : pas d’herbe qui se coincerait dans l’émail, pas d’architecture alambiquée susceptible de glisser et tacher, pas de saumon qui laisse l’haleine chargée. Toujours tout contrôler. Et vérifier de temps à autre sur son miroir en ouvrant discrètement son sac à main. Tout va bien. Elle échange un regard de connivence avec Antonin. Comme une douce mélopée, leur parviennent les échos de la voix du directeur financier qui continue à créer du PIB, à remettre la France au travail et à résorber la dette. Ils ont à peine vingt-cinq ans et le monde leur appartient. (p. 10-11)
Chez Nutribel, le management a réussi ce tour de force : le salarié va de son plein gré au-delà de la relation contractuelle avec le groupe, le surmoi a remplacé le contremaître, la passion pour l’entreprise le pousse à s’investir avec une intensité infiniment supérieure à ce qu’il aurait fait sous la contrainte. Le salarié donne tout à l’entreprise car il s’identifie totalement à elle, se fond en elle. Il n’est pas contre l’entreprise, il est l’entreprise. Plus elle avance dans son étude, plus Claire pense que les cadres épuisés constituent le cœur de cible. Et parmi ceux-ci, une catégorie retient son attention : la jeune femme active, l’équilibriste qui veut tout, les enfants et la carrière, le mari et l’amant, les responsabilités sans renoncer aux soirées entre copines. La working girl cumulant une vie professionnelle intense et la gestion de l’entreprise familiale est une cible de choix pour Nutribel.
"Et toi ça va ? Tu as l'air fatiguée, trop de travail ?" Claire hésite. "Oui, comme toujours." Elle n'ose pas faire tomber le masque. "Nous préparions un week-end à Copenhague. Antonin va faire une mission là-bas. Sa boîte envisage une fusac et je le rejoins un week-end. - Une quoi ? - Une fusion-acquisition." Claire répond à mi-voix. Elle n'aurait pas dû employer cette abréviation qui souligne qu'elle et sa sœur ne vivent plus dans le même monde. Un monde où la langue n'a plus d'importance, où toute l'activité est orientée vers le présent et l'opérationnel. C'est peut-être ça, l'usage des mots, qui les a le plus séparées. Juliette se moquait sans cesse des expressions importées de l'entreprise contaminant le langage de sa sœur. Comme ce jour où Claire lui a proposé de "débriefer" la séance de ciné devant un verre. Juliette était partie dans un fou-rire : "Non, non, on va pas débriefer, on va simplement papoter."
"Une no man's langue", disait-elle. Claire fait attention aux mots qu'elle choisit mais elle finit toujours par commettre une erreur. "Performer", "impacter", "meeting" sortent de sa bouche inévitablement. C'est irrépressible. "Céder sur les mots, c'est céder sur les choses", Juliette prononce souvent cette phrase. Claire trouve la citation sentencieuse. Mais en y repensant, elle se dit qu'elle a raison, les mots ne sont pas anodins. Employer dans la vie de tous les jours le vocabulaire du marketing, c'est se réduire à n'être qu'un cadre de Nutribel dans tous les moments de sa vie. "Gérer" sa vie, "se mettre sur le marché" pour qualifier l'état de recherche amoureuse, l'entreprise modèle nos paroles et nos comportements.
Les règles du jeu ont changé. L’enjeu ne se situe plus dans les matières scolaires. À l’École, tous les étudiants admis seront diplômés et les notes ne sont pas communiquées aux employeurs potentiels. Au contact d’Antonin, Claire comprend qu’elle s’est trompée de cible. Ce ne sont plus les examens qui départagent les futurs aspirants à l’emploi. Sur le campus, le bon élève sérieux doit opérer sa mue en professionnel sociable et compétent. Le savoir-être compte plus que le savoir, et il ne s’apprend pas sur les bancs des amphis, mais dans les « assoces », les fêtes du jeudi soir – les Pow – ou l’élection du Bureau des élèves. La compétition s’est déplacée de l’excellence scolaire à l’habileté sociale.
Stéphanie Dupays vous présente son ouvrage "Comme elle l'imagine" aux éditions Mercure de France.
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