Citations sur Ma Roumanie communiste (66)
Plus tard, en 1970, je lis en traduction française le roman de Milan Kundera, La Plaisanterie, paru à Prague en 1967. Le malaise, mal-être que génère ce récit d’amours pitoyables et de quasi grotesque politique, persiste. Car la liberté de l’insolence, le besoin de la blague ne me quittent pas. Il me sera très difficile de faire bonne figure dans le petit monde socialiste roumain, je vais m’ajuster grâce à une posture de mensonge, à une composition de sérieux, à une culture du silence compassé. Attention à la blague qui traduit une irrépressible et inconvenante audace. J’apprends les conduites schizophréniques et le double langage.
En fait, c’est avec mon premier voyage en Roumanie, en août 1967, que je découvre la Roumanie de Ceaușescu, communiste, archaïque, ambitieuse et nationaliste, une société non informée, repliée, pour les uns, sur elle-même et ses nostalgies de l’entre-deux-guerres ou satisfaite, pour les autres, d’un régime qui lui assurait une réelle promotion sociale.
Ma Roumanie, ce fut une île grise avec de temps en temps des lumières violentes, ce fut le bateau qui tangue en 1989 avec ces chants de liberté hurlés de joie par les jeunes et d’autres moins jeunes, place de l’université à Bucarest, j’ai chanté avec eux au fil de ces soirées de mai 1990, quel bonheur alors à l’heure bleue et plus tard vers la tombée de la nuit ! Puis le voyage est devenu chaotique dans les années 1990. Un chaos fait de toutes les hâtes, à parler, à consommer, à se débrouiller dans une fureur individualiste et tricheuse, à jouer avec les contraintes et les conditionnalités imposées par l’UE. Un chaos sublimé par le besoin de miracles et la multiplication des pèlerinages.
La haute société roumaine, désuète, s’avère très méprisante à l’adresse de ceux qui ne sont pas des leurs.
La fuite en avant est aussi nourrie par les plus folles rumeurs. Le contraste entre les grondements d’orage et le rituel institué de la langue de bois du pouvoir roumain et de ses médias dont l’encre bave, ce contraste fait mal. Le roi était nu et ne le savait pas.
La mégalomanie du couple, les prétentions scientifiques d’Elena, sa volonté pathétique de se faire accorder des hautes dignités universitaires, s’avéraient ridicules.
Juillet 1973, je suis logée pour la première et la dernière fois avant 1989, dans une famille. Une famille vérifiée et retenue par l’Institut Officiel du Tourisme d’État, je n’ai choisi ni la famille ni l’emplacement. Je suis distribuée, attribuée. J’apprécie ma chance : cette famille composée d’un couple de grands-parents et de leur petite-fille de 18 ans, occupe un appartement de trois pièces correctes dans un immeuble des années 1920, rue Nicolae Iorga, quartier central près proche d’un marché de charme alors Piața Amzei et de la belle demeure de l’ambassade de France. Le marché paysan a été détruit et bétonné. Restent des fleuristes rangés dans des magasins semi-fermés.
Pour certains, juillet 1971 est une mini révolution culturelle, pour d’autres un incident. J’y vois de mon côté une refondation idéologique contre toutes les menaces et contre les malentendus post 1968. Dans le cas d’Iliescu, le texte du discours de juillet 1971 est parfaitement clair. Ceaușescu dénonce avec véhémence les faiblesses de l’éducation idéologique des masses, il invective nominalement deux « camarades », le camarade Ion Iliescu en premier lieu et Ilie Rădulescu ensuite.
Ma Roumanie de 2016 qui s’achève, c’est un bateau à quai, avec la présence au port, prêts à s’installer aux commandes, encore une fois, des héritiers insolents des nomenclatures, des barons enrichis et corrompus, ne doutant de rien. Il faudrait un Fellini pour mettre en images cette Roumanie-là que nous donne à voir le cinéma du roumain Cristian Mungiu.
La fracture entre les intellectuels et le pouvoir sera de longue durée, très palpable encore au temps de la présidence de Ion Iliescu de 1990 à 1996. Un Ion Iliescu remarqué par notre attaché de défense dès 1971. Il écrit de Bucarest, le 11 mars 1971 : « On a remarqué la nomination de Ion Iliescu, jusque-là premier secrétaire de l’Union de la Jeunesse Communiste, au poste de secrétaire au Comité central. La carrière politique de ce Roumain de 44 ans qui passe pour un poulain de Ceausescu est à suivre. »