Ma Roumanie communiste

Août 1967, mon premier choc fut celui de l’arrivée à l’aéroport d’Otopeni à Bucarest. Atmosphère militaire plombée. Où est la traditionnelle hospitalité roumaine ? Peu de voyageurs venus de Paris, des hommes d’affaires surtout et un étudiant africain, la coopération de la Roumanie avec les pays dits du Tiers Monde est en croissance, les étudiants africains sont assez nombreux en médecine.

Traducteur, parmi d’autres traductions de fiction de l’entre-deux-guerres, du roman La forêt interdite de Mircea Eliade, Alain Guillermou nous fit découvrir ce texte majeur, à la fois histoire et fiction qui couvre les années roumaines de 1937 à 1947 : montée de l’extrême droite légionnaire, collaboration avec l’Allemagne nazie et guerre contre l’URSS aux côtés d’Hitler, arrivée des Soviétiques et renversement de la royauté.

La langue roumaine de structure latine comporte de nombreux éléments de vocabulaire slave mais elle s’affichait dans les années 1960 comme toute latine, la russification et la slavisation imposées durant les années 1948 jusqu’à la fin des années 1950 ayant été abandonnées. Retour aux origines latines d’un pays qui prétendait à une sorte de dissidence à l’égard de Moscou.

En décembre 1989, la peur ? Non pas exactement, un trouble extrême plutôt face à des journées d’exaltation et de confusion lors du renversement du régime des Ceausescu et de leur exécution. Spectacle retransmis à la télévision le 25 décembre par le nouveau groupe dirigeant.

Pour l’opinion publique occidentale, la réprobation, la pitié. Un que faire pour la Roumanie ? Sur ce que faire, je reste prudente. Les mots, les phrases sont belles : Eugène Ionesco parle de non-assistance à peuple en danger. Le 21 février 1989, la commission politique du Parlement européen a organisé une audition publique sur la situation des droits de l’homme en Roumanie. Les députés écoutent les propos d’Eugène Ionesco transmis par sa fille Marie-France qui remplace son père malade. Elle énumère : pénurie alimentaire, restrictions de chauffage, peur de la Securitate, programme de modernisation des villages qui va conduire à la disparition de l’habitat traditionnel.

Il est bien chargé le bateau qui coule, surchargé par le déferlement des médias, déferlement à la hauteur des entreprises colossales du couple Ceausescu. J’ai découpé les articles des journaux de 1988/1989, le ton est plein d’une réprobation emphatique : engagement démocratique mâtiné d’humanitaire, de compassion.

[…] renversement du régime Ceausescu en Roumanie. Je ne vois pas de passage négocié, pas de dialogue qui supposerait des interlocuteurs. Je redoute les règlements de compte, la population est excédée. Les mots manquent pour qualifier le passage : révolution ? Je n’y crois pas. Coup d’État ? Cela me semble réducteur vue l’exaspération de la population. Renversement de régime me semble une formule faible. Qui ? Avec quels moyens et pour quoi faire au lendemain ? Je crois à une libération, à un désenclavement et à un souffle nouveau, mais après ? Jamais je n’ai supposé ni avant ni après 1989 que la démocratie libérale allait s’installer par magie en Roumanie.

La quasi-unanimité de la presse française contre le forcené, le fou, le Dracula des Balkans selon les termes employés alors me gêne pour cause de l’absence d’analyse que ces invectives masquent, autant que m’a gênée en 1977 la difficulté à faire connaître la dissidence de Paul Goma.

Les relations entre Ceausescu et l’URSS sont très complexes. Ceausescu fut et est demeuré un produit sans retouche de Lénine et de Staline. En dépit de ses ambitions de créateur d’une idéologie neuve, celle de l’Homme Nouveau, il ressasse le « Que faire » de Lénine. Il n’est pas à la tête d’un empire mais il dirige une puissance moyenne. Enfin, lorsqu’il s’emploie au cours de ses dernières années à relancer le socialisme en l’amarrant aux pays du Tiers Monde, il n’est pas suivi, il n’est pas épaulé par l’URSS qui, avec Gorbatchev, s’emploie à une restructuration interne. Enfin, en 1989, les Ceausescu font l’unanimité de l’hostilité. Il est devenu politiquement bienséant de ridiculiser le couple. Ceausescu a été lâché par l’Ouest. Tardivement.

La fin de la décennie 1980 me semble aujourd’hui saugrenue. Je n’allais plus en Roumanie mais j’étais complètement engloutie dans les affaires roumaines. Je percevais parfaitement les clivages au sein de l’exil roumain, fossé idéologique et générationnel. La méfiance subsistait entre l’exil des débuts de la Guerre froide et celui des années 1970 et 1980. Dirai-je qu’il y avait des distances entre exilés des grandes familles et émigrés de la classe moyenne ? Sans aucun doute.