Leitmotiv, il ne faut pas péter plus haut qu'on l'a.
Mon père me conduisait de la maison à l'école sur son vélo. Passeur entre deux rives, sous la pluie et le soleil.
Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné.
J'allais seule chez mes parents, taisant les vraies raisons indicibles, entre lui et moi, et que j'ai admises comme allant de soi. Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment "ironique", aurait-il pu se plaire en compagnie de "braves gens", dont la gentillesse, reconnue par lui, ne compenserait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle.
Mon père avait la conviction profonde que le savoir et les bonnes manières étaient la marque d'une excellence intérieure, innée.
Un jour, il dit : "Les livres, la musique, c'est bon pour toi. Moi je n'en ai pas besoin pour "vivre".
Il s'énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m'usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et "ne pas prendre un ouvrier". Mais que j'aime me casser la tête lui paraît suspect. Une absence de vie à la fleur de l'âge. Il avait parfois l'air de penser que j'étais malheureuse.
Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les jeunes filles de cet âge allaient au bureau, à l'usine ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu'on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : "On ne l'a jamais poussée, elle avait ça en elle". Il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c'était seulement travailler de ses mains.
Les études n'avaient pas pour lui de rapport avec la vie ordinaire.
Au retour, il n'a plus voulu retourner dans la culture. Il a toujours appelé ainsi le travail de la terre, l'autre sens de la culture, le spirituel, lui était inutile.
Bavard au café, en famille,devant les gens qui parlaient bien, il se taisait, ou il s'arrêtait au milieu d'une phrase, disant "n'est-ce pas" ou simplement "pas" avec un geste de la main pour inviter la personne à comprendre et à poursuivre à sa place. Toujours parler avec précaution, peur indicible du mot de travers, d'aussi mauvais effet que de lâcher un pet.
Le café du dimanche leur servait de famille. Conscience de mon père d'avoir une fonction sociale nécessaire, d'offrir un lieu de fête et de liberté à tous ceux dont ils disaient "ils n'ont pas toujours été comme ça".
Il faisait deux kilomètres à pied pour atteindre l'école. Chaque lundi, l'instituteur inspectait les ongles, le haut du tricot de corps, les cheveux à cause de la vermine. Il enseignait durement, la règle de fer sur les doigts, respecté.