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Citations sur La place (367)

J'entendais à nouveau leur facon de dire « a » pour « elle », de parler fort. Je les retrouvais tels qu'ils avaient toujours été, sans cette «sobriété » de maintien, ce langage correct, qui me paraissaient maintenant naturels. Je me sentais séparée de moi-même.
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Sûr maintenant que je n'allais pas prendre n'importe qui ou devenir une déséquilibrée. Il a voulu que ses économies servent à aider le jeune ménage, désirant compenser par une générosité infinie l'écart de culture et de pouvoir qui le séparait de son gendre. « Nous, on n'a plus besoin de grand-chose. »

Au repas de mariage, dans un restaurant avec vue sur la Seine, il se tient la tête un peu en arrière, les deux mains sur sa serviette étalée sur les genoux et il sourit légèrement, dans le vague, comme tous les gens qui s'ennuient en attendant les plats. Ce sourire veut dire aussi que tout, ici, aujourd'hui, est très bien. Il porte un costume bleu à ravures, qu'il s'est fait faire sur mesures, une chemise blanche avec, pour la première fois, des boutons de manchette. Instantané de la mémoire. J'avais tourné la tête de ce côté au milieu de mes rires, certaine qu'il ne s'amusait pas.

Après, il ne nous a plus vus que de loin en loin.
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Il est venu me chercher à la fin d'une colonie de vacances où j'avais été monitrice. Ma mère a crié hou-hou de loin et je les ai aperçus. Mon père marchait voûté, baissant la tête à cause du soleil. Ses oreilles se détachaient, un peu rouges sans doute parce qu'il venait de se faire couper les cheveux. Sur le trottoir, devant la cathédrale, ils parlaient très fort en se chamaillant sur la direction à prendre pour le retour. Ils ressemblaient à tous ceux qui n'ont pas l'habitude de sortir. Dans la voiture, j'ai remarqué qu'il avait des taches jaunes près des yeux, sur les tempes. J'avais pour la première fois vécu loin de la maison, pendant deux mois, dans un monde jeune et libre. Mon père était vieux, crispé. Je ne me sentais plus le droit d'entrer à l'Université.
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Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l'usine ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu'on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse: « On ne l'a jamais poussée, elle avait ça dans elle. » Il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c'était seulement travailler de ses mains.
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Mon père est entré dans la catégorie des gens simples ou modestes ou braves gens. Il n'osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études. Sauf le latin, parce qu'il avait servi la messe, elles lui étaient incompréhensibles et il refusait de faire mine de s'y intéresser, à la différence de ma mère. Il se fâchait quand je me plaignais du travail ou critiquais les cours. Le mot « prof » lui déplaisait, ou « dirlo », même « bouquin ». Et toujours la peur ou PEUT-ÊTRE LE DÉSIR que je n'y arrive pas.
Il s'énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur.
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Puisque la maîtresse me « reprenait », plus tard j'ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que « se parterrer » ou « quart moins d'onze heures » n'existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois: « Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps! » Je pleurais. Il était malheureux.
Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l'argent.

Il était gai.
Il blaguait avec les clientes qui aimaient à rire. Grivoiseries à mots couverts. Scatologie. L'ironie, inconnue. Au poste, il prenait les émissions de chansonniers, les jeux. Toujours prêt à m'emmener au cirque, aux films bêtes, au feu d'artifice. A la foire, on montait dans le train fantôme, l'Himalaya, on entrait voir la femme la plus grosse du monde et le Lilliputien.
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Il refusait d'aller aux fêtes de l'école, même quand je jouais un rôle. Ma mère s'indignait, « il n'y a pas de raison pour que tu n'y ailles pas ». Lui, « mais tu sais bien que je vais jamais à tout ça ».
Souvent, sérieux, presque tragique :
« Écoute bien à ton école! » Peur que cette faveur étrange du destin, mes bonnes notes, ne cesse d'un seul coup. Chaque composition réussie, plus tard chaque examen, autant de pris, l'espérance que je serais mieux que lui.
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Pour manger, il ne se servait que de son Opinel. Il coupait le pain en petits cubes, déposés près de son assiette pour y piquer des bouts de fromage, de charcuterie, et saucer. Me voir laisser de la nourriture dans l'assiette lui faisait deuil. On aurait pu ranger la sienne sans la laver. Le repas fini, il essuyait son couteau contre son bleu. S'il avait mangé du hareng, il l'enfouissait dans la terre pour lui enlever l'odeur. Jusqu'à la fin des années cinquante, il a mangé de la soupe le matin, après il s'est mis au café au lait, avec réticence, comme s'il sacrifiait à une délicatesse féminine. Il le buvait cuillère par cuillère, en aspirant, comme de la soupe. A cinq heures, il se faisait sa collation, des œufs, des radis, des pommes cuites et se contentait le soir d'un potage. La mayonnaise, les sauces compliquées, les gâteaux, le dégoûtaient.
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Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’«émouvant». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles.
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Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de "passionnant", ou d'"émouvant".
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