Nous nous dispersâmes et, chacun par un chemin différent, gagnâmes une petite plage où nous avions nos habitudes. Là, à l'ombre d'un pin parasol, nous examinâmes notre prise. Elle était bonne. La bourse contenait exactement quatres Couronnes et ving-cinq Heller, autant dire une fortune. Les garçons jubilaient. Ils se jetèrent sur moi et me firent rouler dans le sable.
- Voleuse ! Voleuse ! Sainte Ana est une voleuse !
Une fois de plus, je regrettais mes habits masculins et prenais conscience de la sujétion dans laquelle nous maintenaient nos vêtements, des modernes carcans conçus pour le seul agrément des hommes !
Un enfant des rues, que pouvait-il bien en sortir ? Un voleur, un misérable quelconque, poursuivi par un injuste destin, voguant de galère en prison jusqu'à ce que la mort le rattrape, plus souvent tôt que tard.
Tu es têtue, Ana. Tu mériterais d'être bretonne, tiens.
je n'ai pas d'autre mot que celui de revanche, tant je mettais une sorte de hargne froide à posséder jusqu'au bout des ongles de l'art de dépouiller le bourgeois.
J'ignorais alors combien la condition d'une fille seule était précaire et la prédisposait à devenir la proie de quiconque estimait avoir des droits sur elle.
Je laissai aller ma tête sur sa poitrine et continuai à lui parler. Je n’ai plus le moins souvenir de ce que je lui dis cette nuit-là. C’était sans importance. Je parlais, parlais, puisqu’elle ne disait plus rien, pour ne pas comprendre, pas tout de suite, pour ne pas entendre que son cœur avait cessé de battre.
Comme elle était devenue belle ! Vêtue en cavalier, chaussée de hautes bottes luisantes et d’un long manteau noir à soutaches, coiffée d’une toque d’astrakan, elle avait toutes les allures d’une reine cosaque, d’une altière princesse barbare que l’on eût mieux vue courir la steppe sur son étalon que stationnant en pleine nuit dans un fiacre au pied d’une maison bourgeoise.
- Et ça, c’est quoi ? s’étonna-t-elle en ouvrant mon livre. Tu sais lire ?
- Je sais lire et écrire, parvins-je à balbutier.
Un éclat de rire général accueillit ma réponse. Toute la bande semblait trouver du plus haut comique qu’une fille comme moi connût l’alphabet.
- Vos gueules, bandes d’abrutis ! Ça n’a rien de drôle, les gourmanda leur chef.
Elle posa le livre et me demanda, d’un ton bourru :
- Tu m’apprendrais ?
Dans toutes les occasions de la vie courante, au village, au marché, nous parlions comme tout le monde un mélange d’italien, de croate et d’allemand. Mais, entre nous, nous ne parlions que le français. C’était notre langue secrète, avec laquelle nous nous entendions le mieux parce qu’elle n’appartenait qu’à nous. C’était une langue magique, douce à l’oreille, qui ressemblait un peu à l’italien, sans en avoir les éclats parfois tonitruants. Grand-mère le parlait couramment. Elle racontait qu’il y avait eu des Français, ici, il y a longtemps. Ils étaient venus conquérir les Provinces illyriennes au nom de l’empereur.