Le Sud, n'est-ce-pas, au moins en partie, ces planteurs blancs à l'esprit chevaleresque et ces belles dames tout aussi blanches pétries de bon sentiments, évoluant avec grâce dans leur société bourgeoise et ségréguée, et pleines de bonnes intentions vis-à-vis de leurs esclaves noirs ? N'est-ce-pas aussi la pureté de la race blanche protégée par les interdits touchant les relations sexuelles entre blancs et noirs ?
Mais tout cela, c'est de la façade ! C'est ce que nous montre (ou plutôt nous force à découvrir)
William Faulkner dans
Absalon Absalon (paru en 1936).
Nous avons un enfant blanc et pauvre traumatisé et humilié d'avoir été éconduit par un esclave noir à la belle livrée de valet lui interdisant l'accès à l'entrée principale d'une maison de planteur où il devait porter un message. Thomas Sutpen, devenu jeune homme, se jure d'établir une dynastie de planteurs blancs dans un immense domaine qu'il acquiert on ne sait comment à Jefferson où il s'établit avant son second mariage. Après s'être marié auparavant avec Eulalie Bon, une femme qui, horreur, avait tout au plus un huitième de sang noir ainsi que l'a découvert une fois marié Thomas, mais avec laquelle il a eu un fils, Charles, il la répudie après avoir assuré son avenir financier et épouse Ellen, blanche garantie à 100 % d'une famille respectable de Jefferson, avec laquelle il a un garçon, Henry, et une fille, Judith.
De plus il fait un enfant, Clytie, à une esclave noire de sa plantation, ainsi qu'à Millie, une très jeune petite-fille d'un noir vivant dans
le domaine.
Son premier fils, Charles Bon, presque blanc, fait à une femme noire un fils, Charles-Étienne Bon, lequel fait de même à une autre femme noire un fils, Jim Bon.
Nous nous trouvons finalement avec un climat quasi incestueux dans cette famille, avec entre autres la proximité au moins d'esprit entre le fils Henry et la fille Judith de Thomas et Ellen Sutpen, ou encore entre Henry et Charles Bon (que Henry ignore longtemps être son demi-frère).
Dans ces circonstances les différents drames et morts violentes auxquels nous assistons aboutiront peut-être à la pérennité de la lignée Sutpen à la tête de la plantation, mais en tout cas sans que cette lignée ne puisse être blanche puisque l'héritier final ne pourra être que Jim Bond, arrière petit-fils de Thomas avec un peu plus de 50 % de sang noir.
Cette histoire nous est contée par quatre voix qui entremêlent leurs récits à tour de rôle : Rosa, soeur d'Ellen et belle-soeur de Thomas Sutpen, Mr Compson, ami de Thomas Sutpen, Quentin Compson, petit-fils du précédent, et
Shreve ami de Quentin. Avec cette habilité de construction nous retrouvons aussi d'autres caractéristiques de
William Faulkner, comme le fait de cacher, ou de dévoiler par bribe et progressivement ce qu'il veut montrer, quasiment en creux donc, comme le fait que les narrateurs, à plusieurs, regardent toujours en arrière, vers le passé parfois lointain, et jamais vers le présent et encore moins vers l'avenir. Est-ce pour témoigner que cette société sudiste a complètement sombré après la guerre de Sécession ? Est-ce le contrecoup du hiatus béant entre les idéaux de noble pureté affichés par la société sudiste et la réalité du comportement de ses membres (relations entre blancs et noirs, inceste et homosexualité latents) ?
Tout ceci est exprimé d'une façon très élaborée et, dirait-on, très travaillée par
William Faulkner, dans une langue riche et variée, avec un style dense, plein d'images, à base de longues phrases et de paragraphes imposants, n'hésitant pas, par exemple, aux répétitions rapprochées, comme si l'auteur voulait faire progresser son propos par à-coups successifs, à la façon de vagues à l'assaut d'une côte, différentes mais toujours mêmes.
Cette ingénierie littéraire, cette puissance du propos nous mettent assurément en présence d'un monument de la littérature qui demande un effort certain du lecteur et mérite même plusieurs lectures, ainsi par exemple que "
Le Bruit et la Fureur". Tout en reconnaissant le génie à l'oeuvre dans
Absalon Absalon, ma préférence personnelle va toutefois vers "
Lumière d'Août",
Faulkner étant de toutes façons incontournable pour tout amateur de grande et belle littérature.
Traduction
René-Noël Raimbault &
Charles P. Vorce