Les Gitans vous diront qu'on ne peut rien comprendre au flamenco avant de s'être emborraché huit cents nuits avec ceux qui savent... Il faut passer sa vie à courir les juergas, c'est dans ces réunions que le chant, spontané, rend toute sa saveur. Un soir vous jouerez comme on doit le faire, le second vous serez perdu, le fil du compás vous glissera entre les doigts, au troisième il vous reviendra et ce sera merveille... C'est ainsi qu'on apprend, en partageant le vin de l'amitié, la botellita de whisky, en fumant comme un charretier pour chasser le sommeil. Vous piquez du nez sur la chaise, un voisin vous bouscule : "Écoute !..." On y laisse la santé, on est vieux avant l'âge - vivre est si dangereux... Combien de fois ai-je pensé, au matin de ces nuits sans fin, que de n'être pas mort tenait du miracle...
Regardez-les, dans les fiestas, les plus petits observent les pas des adultes, les reproduisent sans effort. Les guitaristes, les chanteurs, pas un qui sache la musique. Tout s'apprend à l'oreille. La vérité du chant, on ne l'enseigne pas, du moins, comme on l'entend. "Por ahi ! ... C'est par là !...", avisent ceux qui savent. Si notre musique est belle, c'est qu'elle naît de la sensation. Chacun tâtonne, s'en saisit librement et ainsi la recrée. Il m'en a coûté plus qu'à d'autres. Mes sens étaient moins aiguisés, j'ai frayé mon chemin à force de labeur. Je m'écartelais la cervelle à mémoriser les doigtés, le phrasé d'une mélodie, le déroulé des rasgueos, ces percussions de tous les doigts, main droite, qui battent le compás. Au bout d'une semaine, je maîtrisais mes deux accords, la main droite était raide encore, désordonnée. Tío Bernardo marquait le tempo d'une buléria, il me guidait à demi-voix : "Olé ! ... Tu es dedans !" Il a pris ma tête à deux mains, il m'a baisé le front.
Au fond, rien n'a changé. Les jours de feria tout le monde veut être un gitan, parader dans nos robes, goûter la beauté de nos femmes, nos danses, nos chants... Mais on ne pardonne rien, la moindre faute nous condamne, on accuse : c'est un gitan!... Notre âme s'est forgée au creuset, du mépris, la douleur vous endurcit, le flamenco est un venin qui coule dans nos veines... Il se nourrit de cette rage.
Finalement on continue parce que qu'arrêter, ce serait pire.
L'important c'est d'être sûr de ce que l'on fait, de le sentir vraiment
Le public, voyez, est un être vivant différent chaque soir, il faut apprivoiser ce monstre aux réactions imprévisibles.
Nous n'avions rien volé - c'était le fruit d'un long travail. Nous avons donné autant Manuel et moi, que nous avons reçu.
Un oiseau dans la main vaut mieux que cent qui volent, trembleront les frileux.
Le don d'écoute et d'attention que les gitans possèdent, je ne sais pas d'où il leur vient, peut-être la nécessité de survivre toujours en terre étrangère, d'apprécier la situation au premier coup d'oeil
Monnayer l'art, c'était le perdre.