Le premier soir de pleine lune, au printemps, nous chassons la nuit, en meute.
Une fois l'an, nous nous retrouvons, hommes, femmes et chiens, sous le grand chêne blanc, près de la rivière. L'eau est la demeure des esprits. Celle des morts qui n'ont pas encore expié leurs fautes et se cachent dans les eaux vives. Ce sont les âmes errantes qui nous appellent dans les rêves. Alors ni le taureau furieux ni le sanglier ni la chèvre égarée ne peuvent nous échapper. Cette chasse de nuit désigne ceux qui vont mourir.
Mazzeru, à l'heure où j'écris, plus personne ne sait ce que cela veut dire. Agnès disait que j'étais le dernier mazzeru, mais Agnès n'est jamais sortie de Zigliaro. Se bornant à parcourir les bois, à battre la campagne alentour, elle se vantait d'être allée à Ajaccio une seule fois dans sa vie. Pour elle, le monde avait des frontières étroites et familières et elle ne désirait pas qu'il en fût autrement. Ainsi que vaut le jugement d'Agnès?
Après la guerre de 14, alors que je n'étais qu'un jeune garçon d'une quinzaine d'années, j'ai connu un mazzeru.
Marcu Silvarelli était un homme respecté, le plus grand chasseur du pays; ses récits de chasse étaient célèbres, mais après la guerre, on ne croyait plus guère en ses prédictions. (...)
Je ne dormais plus. Je passais mes nuits à lire à la lueur d'une chandelle. Mes yeux étaient brûlés par les veilles. Je sortais à l'aube car la lumière ne me blessait pas. J'allais à la rivière. Je croyais ma fin prochaine. J'entendais les âmes errantes des eaux vives qui m'appelaient. Quand j'approchais de la rivière, je tapais l'eau de la mazza pour les éloigner, mais je le faisais que par habitude. Qu'étais-je d'autre moi-même qu'une âme errante?
A la nuit tombée, je regardais parfois mon ombre sur le mur. Je rêvais souvent d'une dernière chasse de nuit dont j'étais la proie. Une vie d'homme tient à peu de gestes, à quelques ombres, à des rêves.
Je vécus ainsi, pendant des mois, comme un sauvage.
J'avais été sincère. J'avais voulu sauver Petru. En revêtant le masque du mouflon, j'avais voulu prendre sa place. J'avais échoué. Lisa avait vu les yeux de Petru. Je ne pouvais plus rien pour lui, mais ne pouvais me résoudre à ne plus voir Lisa et encore moins à lui dire la vérité.
J'ai hésité longtemps avant de le faire, mais j'ai menti, j'ai trahi tout ce que j'avais de plus cher : Agnès, Lisa, mes croyances et même Dieu.
Pâques approchait. Dès le jeudi saint, les cloches s'étaient tues. Le prêtre avait attaché ensemble les cordes, quiconque les aurait touchées aurait commis un sacrilège. Les enfants de choeur, en aube blanche, couraient dans Zigliaro et dans les alentours, en faisant tournoyer les crécelles pour annoncer les offices.
- Ce que tu nommes courage, Mattéo, dit Agnès, c'est l'amour qu'elle porte à Petru, c'est la peur qu'il meure, qui est une peur bien plus grande que d'emprunter la nuit des chemins déserts. C'est cela qui lui donne ce courage. C'est aussi l'ignorance des choses que toi et moi connaissons. Lisa ne venait pas pour toi, Mattéo, elle n'aurait pas pris le moindre risque pour toi. Souviens-t'en.