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Critique de HenryWar


Ah ! le vaudeville ! Quiconque me connaît mal préjugera que je le considère un genre mineur parce que je suis laborieux et snob, distancié et grincheux, et que mon tempérament ne saurait s'accorder avec du divertissement… et, certes, ce sera inférer toute autre chose que ce que je suis, car je ne nie évidemment pas qu'il y a dans toute étude une forme de divertissement, bien qu'alors il faille tirer de ce mot un sens particulier et moderne « d'intérêt » et « d'attrait » loin des considérations pascaliennes et classiques qui en général me préoccupent à son endroit, et donc que le divertissement investit le sérieux. Mais surtout, je prétends, moi, qu'il existe des amusements qui se passent de cette forme d'abandon bovin, de cette variété d'oubli, de cette oblitération passagère ou définitive du jugement que définit le philosophe (il y inclut, il est vrai et moi pas, le travail comme fuite), et que ce sont eux qu'il faut rechercher en premier.
D'ailleurs, il existe un humour composé, élaboré, soigné : l'animal de la pensée, cette bête vile qui ne songe que par les raccourcis qui lui sont accessibles, présuppose que l'humour dont je parle est nécessairement spirituel et « intellichiant », une sorte de beau langage chargé de références incompréhensibles et plus ou moins privées, pareil aux « oeuvres » qu'on expose dans la plupart des galeries d'art moderne et qui ne suscitent, à vrai dire, aucun sentiment du beau, ni aucun sentiment spontané en général – ce sont des phénomènes à comprendre, paraît-il, avant que de les admirer. Pour ces gens – ce sont des cas désespérés de l'idée toute faite et de la catégorisation simpliste –, le seul humour auquel j'accorderais de la valeur résiderait dans quelque suprême subtilité exprimée mondainement au énième degré, une espèce d'entre-soi alambiqué et exclusif, ce qui s'apparenterait pour tout autre à de la douleur et de l'ennui. Soit, cette introduction est sans doute un peu longue pour des lecteurs déjà habitués à mes critiques et qui me connaissent donc un peu mieux que par ce type de préventions stéréotypées, mais je ne puis m'empêcher de m'adresser à tout le monde comme si j'avais environ à me présenter à chaque fois à un nouveau lecteur, et j'aime aussi, je ne m'en cache pas, à faire de ces remarques satiriques qui blessent tant l'orgueil gonflé d'air nauséabond de mes contemporains – ou plutôt de cet air aseptisé plus qu'insipide, industriellement chimique et uniforme, qu'on inhale aussitôt qu'on déballe de son carton par exemple un meuble Ikéa (et j'ignore d'où on appelle cela « un meuble », mais enfin, c'est probablement pour gagner du temps et faute d'autre mot).
Non, je considère au contraire que l'art du rire, et particulièrement du rire contextualisé qui vaut mieux que de courtes séquences parce qu'il est plus difficile, est extrêmement délicat, au point que si je me suis livré à l'écriture d'à peu près tous les genres, le comique est le seul auquel je ne me suis adonné qu'après beaucoup d'hésitations – et, à vrai dire, sans garantie de succès, jusqu'à ce qu'une courte représentation théâtrale reportée pour le moment à je-ne-sais-quand vienne infirmer ou confirmer mes « dispositions ». C'est qu'il intervient dans le genre comique quantité de facteurs qui sont d'une appréhension compliquée, notamment ceux-ci : la variété des formes comiques ainsi que le problème du rythme.
Inévitablement, ce qu'on juge drôle ne peut pas convenir à tout le monde, et par exemple une oeuvre comique qui ne serait émaillée que de traits d'humour noir risquerait de ne pas plaire notamment à nombre de femmes qui, pour ne concevoir un propos que sous l'angle des marques les plus ostensibles du rire ou du sérieux, c'est-à-dire de ces femmes qui ne se font de la morale qu'une figuration binaire où la moquerie ne doit en rien attenter à ce qui leur paraît honorable, n'ont avec la dérision qu'un rapport de méfiance qui, au fond, se rapporte intrinsèquement à ce qu'elles pressentent de leur insuffisance à appréhender des genres intermédiaires ou mélangés. J'ai constaté que les hommes ont moins de difficulté à rire de bon gré par exemple d'enfants qu'on prétend hacher menu, de chats qu'on égorge, ou de soldats qu'on envoie sacrifier pour la beauté du geste, en quoi le théâtre de Jarry laisse souvent les femmes froides et mal à l'aise d'incompréhension (elles le jugent sans intérêt, et moi aussi ! mais moi pour des raisons tout autres), et par exemple le père Noël et une ordure ne suscite pas chez elles les mêmes réactions de réjouissance due à l'injustice abjecte de la pièce ; ceci est dû, je crois, à une façon d'assumer la cruauté plus traditionnellement virile, à l'opposé de celles qui estiment par l'idée de maternité qu'elles portent toujours en leur fondement que le monde doit se prolonger encore longtemps pour accueillir avec faveur l'enfant, il leur faut une bienheureuse permanence, une rassurante stabilité, une sécurité sans prix, tandis que maints hommes comme moi se fichent que l'univers puisse s'effondrer demain et en rient, descendance ou pas. Tout est grave ou léger pour bien des femmes, rien au milieu, c'est ce qui fit du romantisme le genre féminin par excellence avec ses intrigues passionnées autant que superficielles, aux antipodes de Rabelais, de Montaigne, de Nietzsche ou même du théâtre de l'absurde et dont la « vertu » consiste principalement en la tonalité ambiguë. (Cette observation se vérifie à la réaction de l'interlocuteur à qui l'on fait la devinette suivante, typique de cette forme humoristique : « Quelle est la différence entre une camionnette pleine de boules de bowling et une autre pleine de bébés morts ? » L'effet se mesure toujours à la réponse suivante, et je ne me rappelle pas avoir jamais vu une femme s'en amuser : « C'est que la première camionnette, on ne peut pas la décharger avec une fourche.) C'est aussi sans doute ce qui a fondé ce malentendu autour de la tragédie, malentendu qu'un docteur femelle comme Aristote a associé aux sentiments de « terreur » et de « pitié », ce qui est sans doute loin de sa réalisation effective chez un vaillant Grec de l'Antiquité : il y a fallu enfin la vertu mâle d'un philologue comme Nietzsche pour y rattacher l'idée de « plaisir de la destruction » qui correspond mieux, certainement, aux moeurs aventureux et misogynes de ceux au nom desquels on a prétendu parler. J'abandonne ici ma parenthèse sur l'humour noir, qui comporte naturellement quantité d'exceptions dont on me fera reproche comme de coutume, feignant d'oublier perpétuellement, mais uniquement quand ça nous arrange, qu'un homme ne s'exprime toujours qu'en général et qu'il abandonne volontiers les moindres aberrations d'un système par ailleurs irréfutable pour la vétille et la chicane de ceux qui, incapables d'inventer des théories par eux-mêmes, se contentent de faire carrière en examinant minutieusement celles des autres avec les manières pincées de petits dissecteurs pointilleux et sans envergure.
Ainsi – et quelle que soit par ailleurs la façon, favorable ou non, dont on reçoit ici mon propos sur le rapport entre femmes et humour noir –, une oeuvre comique, pour bien réussir, ne saurait trop varier les formes d'humour, les types de comique et tous les procédés du rire du plus simple au plus spirituel, de façon à associer et satisfaire les publics les plus divers (encore qu'à l'exclusion, si on voulait, d'une certaine audience amatrice de vulgarités ou au contraire férue de subtilités élitistes) : c'est ce qui fait déjà défaut dans nombre d'oeuvres où l'amusement n'est réalisé que par la répétition d'un effet plus ou moins identique. le dramaturge doit avoir constamment à l'esprit l'éventail des moyens à sa disposition, et c'est ne rien dire encore du rythme avec lequel il doit les employer : car enfin, on sait, par exemple dans presque tous les films comiques qu'on a regardés, qu'il réside à tel moment un passage long qu'on est tenté de passer, et notamment un endroit où les rires s'estompent pour rejoindre le dénouement d'une intrigue, moment où, en somme, les transitions vers une fin paraissent obliger le réalisateur à une « utilité » dénuée presque d'humour. C'est ce blanc, cette paralysie, cette suspension du comique, où de surcroît l'on devine souvent l'impossibilité d'un événement ou la maladresse incroyable d'un enchaînement, qu'un habile faiseur de scénario doit savoir éviter, de façon que le rire ne soit pas tout le prétexte d'une histoire dont la pauvreté sensible atténuerait le plaisir du spectateur, mais bel et bien de telle sorte qu'une intrigue prodigieusement solide supporte astucieusement l'ensemble des effets ; en somme : le credo d'un créateur de comédie devrait consister en : un rire varié et régulier, une intrigue efficace et vraisemblable ; rythme et rigueur. Et je fais fi d'une question subsidiaire sur le rythme mais qui m'intéresse beaucoup : est-ce que la trop grande multiplicité du rire n'est pas aussi un inconvénient, je veux dire : est-ce que des pauses comiques ne permettent pas de reconstituer les forces de l'action-rire, pour autant que l'on constate, comme je le suppose, que l'excès de drôlerie galvaude le rire et lasse la poitrine, en somme qu'il blase et exaspère ? Énigme dont je ne détiens pas la réponse, car il existe aussi au contraire, il est vrai, un entraînement de rire où l'on tire partie d'une hilarité initiale pour l'entretenir au moyen de plaisanteries secondairement drôles et qui, seules, ne feraient que faire sourire. La comédie, décidément, est une science complexe et profonde : pour bien s'y prendre, il y faut un sérieux qu'un simple diverti ne s'imagine pas.
Or, Feydeau se situe au coeur d'une époque de perfection littéraire dont j'ai déjà parlé, et nul n'égale sa capacité à triompher dans les contraintes d'un pareil credo : rythme et rigueur. le Dindon raconte comme un séducteur invétéré, Pontagnac, poursuit jusque chez elle Lucienne qui se trouve par hasard la femme d'un ami, Vatelin. Lucienne est fidèle, ce dont Pontagnac désespère ainsi qu'un autre prétendant nommé Rédillon, mais elle avoue que c'est à condition que son mari le soit aussi, raison pourquoi Pontagnac va tâcher de lui révéler Vatelin adultère. Ce résumé assez simple multiplie néanmoins avec un génie consommé les traits d'humour les plus variés, et sans temps mort, sans explications ennuyeuses, sans lassitudes ou essoufflements, dans un foisonnement admirable et inégalé, une virtuosité d'imaginations. Même la psychologie des personnages est appliquée, en dépit bien sûr d'une plus grande légèreté pittoresque naturelle à la comédie : c'est intelligent, redoutable, écrasant de supériorité à tout dramaturge apprenti ; cela effare de génie. On y trouve une expression exacte, qu'une vigilance redoublée doit veiller au tempo des phrasés, et c'est merveilleusement troublant, à un regard exercé et méticuleux, de précision, de finesse, de sapience des effets, comme un rouage, une machine réglée, une horloge infaillible à l'examen d'un spécialiste. On atteint là, je trouve, au suprême faîte d'un art, au haut période d'un style, au point même que toutes les analyses savantes, sur une comédie, se prêtent parfaitement à la déconstruction, scène après scène et méthodologiquement, des procédés du rire, niveaux de langage, nombre d'entrées, récurrences, etc – c'est incontestablement mieux bâti que Molière, humour et intrigue, sans l'empesage critique en prétexte (c'est qu'en réalité, je n'ai jamais véritablement trouvé que Molière critiquait ou raillait bravement quoi que ce soit, exactement comme La Fontaine : on y sent un ton constant de plaisanterie mondaine qui, à dessein, empêche que quiconque se sente attaqué, et le plus concerné ne peut se retenir de penser qu'on lui parle avec tant de complicité amicale que l'auteur s'adresse sans nul doute à un autre. Appelons ça stratégie-contre-la-censure, si l'on veut, il y a surtout selon moi de la lâcheté à pareils faux-fuyants). Ici : grâce, envol, frénésie, à-propos – on aime ces êtres amusants dont on se voudrait les compagnons –, le tout coloré comme au fer rouge de passions humaines et de sexualité un peu plus que suggérée idéalement, on voit des lits, on bande avec ces hommes qui convoitent et qu'on souhaite triomphants, on a soif de déshabillages, les rires donnent chaud, on exige des baisers brûlants, les mouvements de course plaident la folie, le danger omniprésent suinte en transpiration d'audaces que renforce la proximité de tout ce public amassé près de soi, on a même des femmes qui réclament des corps mâles, une sécrétion tumultueuse perce et fleure derrière ces façades de bourgeoisie que l'on envie d'esprit tant leurs répliques sont fulgurantes et perspicaces ! C'est beau et enivrant comme un feu d'artifice d'été, les rôles sont infatigables pour des comédiens qu'un jeu juste fera obligatoirement disparaître. Ah ! ce Feydeau ! le talent d'un Feydeau : lire seulement les didascalies pour entendre comme tout s'appuie non sur la trouvaille ou la chance, mais sur une chorégraphie étudiée et millimétrée : un travail sans fin, épuisant, grandiose, touchant au classique, à l'exemplaire !
Dès lors je ris sans besoin d'être diverti mollement, sans cet abandon mièvre, sans cesser d'examiner ce que je lis, et je ris plus fort encore que tout autre parce que, moi, à maints degrés : je ris à la fois de l'astuce réjouissante, de l'intelligence rare de ce voluptueux créateur, et aussi de l'excuse prêtée par lui à la situation fictive ! J'entends et le compagnon d'écriture et les personnages empêtrés – je ris doublement, et vous riez simple, vous ! qu'on prétende encore, après ça, que je ne sais pas rire ! Ah ! Mais il faut tant de « métier » pour s'apercevoir de cette finesse extatique que l'enthousiasme, chez la plupart, redescend à l'appellation de vaudeville, et que déjà on se résout à ne plus se rendre au théâtre pour admirer une oeuvre mais uniquement pour « passer un bon moment » en compagnie agréable. C'est qu'un seul contexte blesse même des hommes d'exception, et la « morale », qui sème des poussières sur toutes les habitudes qui dissimulent des ors, devient alors incapable à révéler la valeureuse grandeur des génies.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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