La Paix a donné un nom : les tièdes. Les tièdes, on les trouvait partout, même dans les milieux de l’argent. Les tièdes avaient leurs ambassadeurs et leurs salons, leurs passionnés et leurs détracteurs, leurs cercles secrets et leurs représentants au Cercle des oligarques. Et ils avaient une cheffe : l’oligarque Joséphine.
« La PAIX, ce n’est pas l’état de non-guerre. La PAIX n’est pas la prohibition des armes. La PAIX n’est pas un régime de gouvernement. La PAIX est bien plus que ces définitions partielles. La PAIX est la condition de possibilité de notre existence. Elle est son fondement, elle est son essence. La PAIX, c’est tout. » Pause, reprise. Ton plus vif : « Par voie de conséquence, le contraire de la PAIX n’est pas la guerre. La Grande Boucherie n’a pas ravagé le vieux monde parce que nos ancêtres voulaient tuer et mourir. La guerre a pris racine dans un terreau favorable, un état de conflit sous-jacent. Le régime de séparation entre les confins et la Cité, les deux têtes de la Patrie que sont la Monarque et le Cercle des oligarques, l’ordre des noms et des privilèges, tous puisent leur raison d’être dans une seule et unique cause : l’abolition du conflit.
On n’a pas eu de mal à capturer les assassins. La plupart ont attendu près des corps qu’on vienne les chercher. Ceux qui ont tenté de fuir ne sont pas allés bien loin. Récureurs de chiottes, réparateurs d’ascenseur, répétiteurs, déboucheurs de canalisations, cuisiniers, agents de ménage, gardiens d’enfants. Tous des non-affectés.
Quand nombre de mes congénères passaient déjà pour des petites frappes accomplies, je faisais consciencieusement les devoirs que ma mère m’assignait. J’apprenais donc, sans rechigner, à lire, à compter, à m’ennuyer. Je n’étais pas malheureux.
J’ai longtemps cru que ma mère m’avait fait seule. Je lui ressemble tant, même figure longue et sèche, teint pâle, à la limite du maladif, joues creusées, lèvres fines et courtes, d’un rose clair. Bien sûr, cette hypothèse ne tenait pas debout. La médecine de la Patrie pouvait presque tout, mais elle n’a pas pu ou pas voulu s’affranchir de cette douloureuse condition humaine : il en faut deux pour en faire un.
Image qui revient : ma mère, de dos, longue robe grise devant la fenêtre, les mains sur le ventre, les épaules tendues. Elle dit : "On n'est pas passés loin de la merde." Et dans mon ventre, le petit pois grossit, grossit, grossit, voilà qu'il se transforme en grosse poche que seule une mince membrane retient d'imploser. Entre mes boyaux écartelés se niche une pelote d'angoisse.