Citations sur Dans la joie et la bonne humeur (10)
Elle voulait vivre les mêmes week-ends que les autres, dans des sous-sols, sous-alimentée et soûle à en perdre connaissance, éternellement surprise par sa jeunesse et sa beauté, mais elle ne s'y autorisait pas. Au cours de son cursus universitaire, elle ne s'amusa pas une seule fois et elle en tira une immense fierté. Le plaisir lui était interdit. Elle risquait d'y prendre un peu trop goût et de sombrer dans une quête perpétuelle. Elle avait du charme au moins, c'est déjà beaucoup, voilà comment elle se rassurait. Hélas, le charme ne compensait qu'en partie la terreur constante qui la taraudait. (L'avortement, une histoire d'amour)
Lucy et Natasha s'étaient rapprochées au cours des semaines précédentes, au point qu'elles semblaient avoir fusionné et engendré un animal, véloce et vicieux. Natasha mémorisa les répliques de Lucy ; Lucy mémorisa celles de Natasha. L'une savait précisément à quel moment l'autre allait changer de place ; elles pouvaient le deviner et elles se déplaçaient du même pas. Aucun faux départ. A la tombée de la nuit, quand le chêne devenait lisse et luisant sous la pluie, elles restaient à l'intérieur et se racontaient leur enfance de fillettes privées de lumières : la vie sur les routes de campagne, les vacances au bord de places de cailloux sous un ciel plombé, leur maison qui était pour elles une geôle. Elles ne taisent rien, ni l'abject, ni l'immonde, ni l'inavouable. Elles dépecèrent leur existence. Elles y puisèrent de la beauté ; et cette beauté, elles la mirent dans la pièce. Et elles en rirent. Elles braquèrent la lumière dessus et elles en rirent.
(L'avortement, une histoire d'amour)
Chacun traînait en solitaire sa propre douleur, ses propres malheurs, intimes et indélébiles, mais il n’y en avait pas un pour regarder son voisin dans le blanc des yeux et lui demander qui il était vraiment. (L'avortement, une histoire d'amour)
- Natasha, tu sais qu'il est marié ? lança Lucie
- En effet, confirma le professeur. Comme c'est personnel, j'ai préféré le garder pour moi.
Lorsqu'elle réfléchissait au concept de "l'autre femme" - et elle y avait réfléchi, vaguement, plus jeune ; au fait que sa vie puisse y être totalement chamboulée par une inconnue -, cela déclenchait en elle un amusement malsain. Et lorsqu'elle tenait des propos scabreux - des remarques un peu limites sur sa situation actuelle, avec ce ton pince-sans-rire qui faisait fuir tout le monde en dehors de ses amis-, il lui fallait reconnaître, ou du moins se l'avouer elle-même, qu'il ne lui aurait jamais traversé l'esprit que l'autre femme, ce serait elle. (Le perroquet)
Environ deux fois par mois, ses parents lui téléphonaient depuis le trou noir d'où elle avait jailli. Ils parlaient d'une voix synthétique, distante. Elle ignorait la provenance de son argent, c'était le cadet de ses soucis. Le monde, dans toute sa tristesse morne et impénétrable, était tout simplement un non-phénomène. A ses nouveaux amis qui l'interrogeaient sur son enfance passée à la campagne, elle répondait : "J'ai vécu des tas d'expériences authentiques. Vu des rivières. Des arbres.
- Oh ", murmuraient-ils à l'unisson, sans insister.
(L'avortement, une histoire d'amour)
Partons quelque part, avait-il suggéré, où le malheur se porte en bandoulière, où l'on ne sourit que contraint et forcé.
"Paris", avait-elle lancé.
- Jésus-Christ, sors-moi d'ici !
- C'est de qui, Lucy ? voulu savoir le professeur
- Beckett.
A l’âge de soixante-dix ans, après avoir essuyé maintes déceptions – la première étant ma mère, la seconde moi-même, mon père a passé l’arme à gauche. (La bosse)
J’ai répondu que j’avais été obligée de partir pour me découvrir moi-même. Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas grand-chose à découvrir. Une façade ordinaire et, sous la façade, une autre façade, désespérée celle-là. (Dans la joie et la bonne humeur)