La tête dans ses mains, il revoit le sourire de Lara, il entend la fraîcheur de son rire, le 6 décembre, à la cafétéria ; ils avaient déjeuné ensemble ce jour-là... D'autres étaient là aussi, mais il ne voyait qu'elle, si heureux à l'idée du rendez-vous du soir. Ils devaient dîner au marché Jean-Talon dans un petit resto libanais ; ensuite, ils avaient prévu d'aller au cinéma.
Et après, après... Il espérait bien aller chez elle, ou l'emmener chez lui, oublier pendant toute une nuit qu'ils étaient deux étudiants en ingénierie, n'être plus qu'un homme et une femme, ensemble, dans la moiteur d'une chambre.
Vous savez, à l'armée, on apprend qu'il y a deux sortes d'individus : les défensifs et les agressifs. Pour savoir à quel genre un quidam appartient, faites le test. Vous le suivez dans la rue, vous le poussez... Vous observez. S'il a peur, s'il s'enfuit, c'est un défensif ; s'il vous saute dessus sans réfléchir, c'est un offensif. J'ai essayé, je sais dans quelle catégorie je me place, mais tant qu'on ne s'est pas retrouvé dans cette situation..., impossible de savoir comment on va réagir, face à une agression.
Pauline Lacroix, quand elle apprend qu'il y a eu une tuerie à Polytechnique, c'est à la mère du tueur qu'elle pense... D'instinct, sans réfléchir, dans l'église baptiste où elle participe à la messe cet après-midi-là, juste après avoir entendu la nouvelle à la radio, elle appelle les paroissiens à prier avec elle.
- Mes sœurs, mes frères, prions pour la malheureuse mère de l'assassin de Polytechnique, aidons-la à supporter les souffrances qu'elle va endurer.
Elle ignore encore que cette malheureuse, c'est elle-même...
- ça n'est jamais bon de remuer le malheur; il faut tâcher d'oublier, de continuer à vivre... Si l'on y arrive
Comment vivre après la tuerie, comment survivre, reprendre les cours, faire comme si de rien n'était... C'est facile de mentir aux autres, mais se mentir à soi-même...
Si seulement j’avais su qu’il allait si mal, j’aurais peut-être pu l’aider ? Il m’avait appelée, une semaine avant le massacre, il voulait me voir, j’avais senti l’urgence dans sa voix, la détresse, mais j’étais trop occupée… « Après les fêtes, je lui ai dit, ça sera plus calme pour moi. – Pour moi aussi », il m’a répondu, avec un petit rire bizarre, avant de raccrocher. Si seulement j’avais pu me douter…