Citations sur Mes labyrinthes: Vivre avec la différence (31)
Je porte un deuil, sur mon dos, comme une carapace, la statue de celui qu'aurait été le non-autisme, du cadre dirigeant, du haut fonctionnaire, de l'homme d'affaires, de la star, ou simplement du père, du chef, du pilier, que sais-je.
Peut-on soupçonner Hans Asperger d'avoir voulu identifier, au sein des profils autistiques promis aux chambres à gaz, ceux qu'il jugeait dignes de vivre, voire utiles à I'État ? Pour certains militants, la catégorie qu'est le syndrome d'Asperger reste entachée par cette origine : elle en garderait des traces, la volonté de regrouper les bons autistes, intégrables et productifs. Elle paverait le chemin vers l'eugénisme, lequel ne consiste pas seulement à tuer, mais aussi et toujours à décider qui mérite de survivre.
Chaque organe, chaque cellule, est comme l'objectif d'un appareil photo. Imprimant, enregistrant. Des milliers, des millions d'images circulent et se combinent en moi. Ce n'est jamais fini, jamais épuisé. Toujours surgit un angle nouveau. Tout peut recommencer d'un seul gros plan.
Il sait au fond de lui que l'autre est compliqué, qu'il lui faut du temps pour digérer. Celui de s'imprégner, de se souvenir. Faire l'épreuve de la distance, des mots, attendre l'émotion qui ne vient qu'avec eux.
Parce que le corps parle fort, bout, que ça s'échappe en lui, parce que c'est si intense et si menaçant, certains l'apprivoisent de manière rigide.
Je n'ai finalement jamais eu qu'un seul cri, qu'un seul but : lutter, ne cessez de lutter contre ce tout qui voudrait me priver de la façon dont je tremble. En tirant ce fil, j'ai fini par rejoindre peu à peu ce que je fuyuais d'abord, ma place dans la société, ma mission peut-être : être une inquiétude de chair, créatrice.
Au moment où le mot "autisme" est prononcé pour moi, pendant le diagnostic, je suis perdu. J'ai vingt-cinq ans et je vieillis sans mûrir.
La situation est si mauvaise en France.
Le Conseil de l'Europe a condamné cinq fois le pays pour non-respect des droits des personnes autistes. On manque de tout, en particulier de professionnels formés. Ceux qui connaissent l'autisme exercent en libéral, ils sont chers. Dans les centres publics, les approches psychanalytiques culpabilisent encore les familles. Le circuit administratif pour obtenir des aides est d'une complexité insensée. Les adultes restent souvent sans solutions. Plus de 90 % des femnmes autistes et une grande proportion des hommes connaissent des abus sexuels. Plus de 90 % des adultes autonomes demeurent sans emploi. Quant à lécole, elle n'est inclusive que sur le papier.
En France, les résistances du monde académique à la participation des concernés sont plus fortes que dans le monde anglo-saxon. Certains chercheurs font mine de jouer le jeu, beaucoup n'en pensent pas moins. Les concernés n'ont pas toujours les compétences pour se prononcer, disent-ils. Et cela prendrait du temps de les former. Les intégrer aux équipes serait donner des passe-droits, gênants au pays de l'égalité. Et puis, nous sommes par principe biaisés. Nous voulons coûte que coûte que l'autisme soit une différence.
S'il y avait vraiment qu'un mot, la peur et la haine seraient peut-être moins fortes.