Dans ses pages, ce traitement n’est pas réservé à l’islam mais à toutes les religions. Ce qui en fait un acte d’« égalité » et non d’« humiliation ». A l’inverse de cette vision essentialisant l’ensemble des musulmans comme des « faibles ». Triste amalgame. Triste renversement. Où le fanatique qui tue est confondu avec le faible. Et celui qui dessine en réponse à un crime, avec un violent.
Un dessinateur comme Geluck, qui dessine des chats ne lui faisant courir aucun risque, a dénoncé une fatwa… Celle endurée pour avoir jugé « dangereuse » la « une » de Charlie : « La liberté d’expression qui est totale chez nous (…) ne doit pas nier une certaine responsabilité (…) Je suis certain que tous les dessinateurs survivants et disparus n’avaient aucune intention de blesser les musulmans sincères et démocratiques mais ils le font néanmoins *27 . » Et de citer un dessin de Tignous qu’il trouve « magnifique » parce qu’il ne transgresse aucune loi de l’islam ni le tabou interdisant de représenter le Prophète. Terrible appel à renoncer au droit au blasphème, même en démocratie, même dans un journal satirique athée, par peur de la violence et de l’intolérance. Même si Geluck n’approuve pas cette intolérance, il la légitime. Le fait de juger « irresponsables » ceux qui brisent les tabous revient à lâcher ses camarades dessinateurs et leur combat pour la liberté, au pire moment. La dessinatrice Coco de Charlie lui a répondu en dessinant un chat émasculé : « Un gros pif, une gueule de con et pas de couilles. »
En France, le racisme peut frapper, mais il est puni par la loi. Les lâches peuvent tirer, mais on pleure leurs victimes comme des héros. Ce n’est pas un hasard climatique. Des siècles de lutte ont permis d’arracher cette démocratie laïque à la dictature du sacré grâce au « blasphème ». Notre bien le plus sacré.
Les citoyens ont bravé la peur d’être agressés, blessés, ou tués, pour respirer l’air rassurant d’être ensemble. Malgré les miasmes de ceux qui chipotent et craignent la récupération. En agitant des pancartes « Je suis Charlie » et quelques drapeaux français. Pacifiquement, tendrement. Aucune écume de haine n’est sortie de cette houle réconfortante, belle, déterminée, triste mais joyeuse, rebelle et unie. Aucun frisson déplacé, aucune rage. Ce n’est pas une manifestation « contre », mais une marche « pour ». Un pur moment de partage.