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Critique de Erik35


Erik35
04 septembre 2017
AVOIR UN BON COPAIN !

A force de petite goujaterie au quotidien, d'absence du moindre effort et, pire que tout, de ne plus même sembler voir son épouse, M. Bergeret est parvenu à ses fins : Mme Bergeret est décidée à quitter cet homme indélicat, sans avenir, impossible ! Il faut dire que la mise à la porte de l'ancienne servante - pas mauvaise en soi, mais tellement terrifiée par sa maîtresse qu'elle se rangeait systématiquement à son opinion et à ses ordres - pour la remplacer par une bon à rien, alcoolique invétérée à la cuisse un peu légère, et qui s'endort régulièrement, complètement saoule, sur son ouvrage. Mais cela, c'était le lot de notre Xanthippe tout au long du précédent volume des aventures, certes très statiques mais Ô! combien philosophiques et savoureuses de notre petite ville de province, le Mannequin d'osier.

Cette fois, donc, Mme Bergeret s'en va, non sans être à deux doigts d'avoir les bonnes âmes de son côté (c'est qu'elle a passé beaucoup de temps à se plaindre, ici et là, du caractère épouvantable de son conjoint. Lequel n'étant déjà guère en grâce, ce ne fut une tâche guère difficile à accomplir). Mais c'était sans compter sur l'époux d'une de ses meilleures amies, M. Lacarelle, un des glorieux représentants de cette coterie, affublée d'une magnifique paire de moustache lui donnant un air de chef gaulois d'où il tire le surnom dont on l'affuble : Eporédorix. Bien que parfaitement fidèle à son épouse, il ne peut s'empêcher de surjouer ce personnage égrillard et imposant qu'on l'imagine être - nos "ancêtres" gaulois étaient à la mode en ces temps-là. n'oublions pas que c'est sous Napoléon III que Vercingétorix sorti de son oubli poli, que le site d'Alésia fut activement recherché, et selon toutes hypothèses, retrouvé, etc -. C'est ainsi que ce bon bougre un peu idiot de M Lacarelle se retrouva dans une position fort inconvenante, bouche contre bouche, avec cette pimbêche de Mme Bergeret. Hélas, il avait fallu que Mme Lacarelle arriva sur ces entrefaites... Toute honte bue, L'épouse éplorée du professeur libertaire dû quitter cette petite ville de province suivie de la pire réputation, tandis qu'il s'en était fallu d'un poil (de bacchante) qu'elle s'en aille auréolée de toutes les vertus. Pauvre, pauvre Mme Bergeret (dont nous n'entendrons plus jamais parler de toute la suite de cette fameuse tétralogie).

M. Bergeret est, bien évidemment, totalement étranger à ces histoires-là, dont on se demande s'il en soupçonne seulement l'existence. En revanche, la drôlesse une fois décanillée, M. Bergeret s'empresse de changer et de bonne et de logis. le voici donc nanti de la gracile Angélique qui, ennuyée de son chagrin et surtout de sa solitude, lui fera cadeau d'un chiot, dont il ne veut d'abord pas, mais auquel il fini par s'attacher, lui attribuant le nom de Riquet. Et le solitaire d'échanger plus souvent qu'à son tour des réflexions avec ce partenaire jamais contrariant et tout attachement et tendresse à ce maître pas toujours des plus amènes. Nous le voyons ainsi évoquer, défendre même, pour des raisons souvent des plus justes ( même si l'on imagine fort bien qu'en cette année 1899, année de publication de ce troisième opus)

Mais alors, quelle est donc cette histoire d'anneau d'améthyste ? On va le découvrir assez rapidement, à l'occasion d'une discussion entre Mme de Bonmont, une richissime héritière d'origine israélite convertie au catholicisme et qui se pique d'aider le toujours vaillant et roué abbé Guitrel (mais plus que jamais faussement humble) à devenir ce futur évêque de Tourcoing :

«Monsieur l'abbé, est-ce que l'anneau des évêques doit avoir une forme particulière ?
- Pas précisément, madame, répondit Guitrel. L'évêque porte l'anneau comme symbole de son mariage spirituel avec l'Eglise : il convient donc que cet anneau exprime, en quelque sorte par son aspect même, des idées de pureté et d'austérité.
- Ah !... dit Mme de Bonmont. Et la pierre ?...
- Au Moyen Age, madame la baronne, le chaton était parfois d'or comme l'anneau ou bien de pierre précieuse. L'améthyste est une pierre très convenable, ce me semble, à orner l'anneau pastoral. Aussi la nomme-t-on pierre d'évêque. Elle brille d'un éclat modéré. C'était une des douze pierres qui composait le pectoral du grand prêtre des juifs. Elle exprime, dans la symbolique chrétienne, la modestie et l'humilité. Narbode, évêque de Rennes au XIème siècle, en fait l'emblème des coeurs qui se crucifient sur la croix de Jésus-Christ.
- Vraiment ?» dit Mme de Bonmont.
Et elle résolu d'offrir à M. Guitrel, quand il serait nommé évêque, un anneau pastoral, avec une grande améthyste.

Dès lors, ce sont bien des bons parrains et marraines qui vont se pencher sur la candidature de cet abbé aussi impossible à saisir qu'il est coulant comme l'anguille et matois comme un vieux minou affamé. Sans trop en révéler, il y faudra beaucoup de machiavélisme, pas mal d'entregent, des rappels à bons souvenirs, un peu de flagornerie, et même un soupçon de marivaudage (dans un moment d'une drôlerie inépuisable, référence directe à la scène du fiacre que l'on peut lire dans Mme Bovary). Mais que ne ferait-on pas pour mettre ce bon abbé, tellement à l'écoute, tellement moins emporté ou sectaire que son principal concurrent local, tellement plus aisément convertible aux intérêts de la République que l'abbé Lantaigne... Que l'on se méfie cependant de l'eau qui dort !

Ce troisième épisode - appelons-le ainsi - est sans aucun doute beaucoup plus actif que le précédent. On y croise une sorte de jeune Rastignac, près à tout pour être introduit dans le sein des seins de la vieille noblesse locale, lui, le fils de cette Baronne de Bonmont, née juive mais convertie. Il sait que cette noblesse-là méprise ces nouveaux baptisés, qu'il s'y professe même un antisémitisme virulent, mais qu'importe, le jeune homme y tient, et son intelligence désenchantée d'enfant né trop riche et certainement trop intelligent en cette fin de siècle qui l'ennuie - on y reconnaîtrait parfois un genre de Des Esseintes actif -. Il sera d'ailleurs pour beaucoup, lui aussi, dans l'accession à la tiare de l'abbé Guitrel. On rencontre un pesonnage haut en couleur - qui n'est pas sans évoquer, par une série de rapprochements, l'équivoque Commandant Esterhazy, celui qui aurait dû être condamné en lieu et place du Capitaine Dreyfus, et, dans notre histoire, amant insaisissable de notre riche héritière (riche, mais pas folle : elle ne cède ses avoirs qu'au compte-goutte et seulement si elle sent que cela peut servir ses intérêts). On y découvre une espèce de caricature de Bernadette Soubirous répondant au prénom d'Honorine, douée de visions, et passant son temps en contritions dans une petite chapelle du secteur, mais dont les parties de jambe en l'air finiront par se savoir et détourner l'église d'une sanctification bien délicate.

Quant à notre cher M. Bergeret, sa position de dreyfusard inflexible changera indubitablement sa destinée car s'ils sont bien peu, dans cette France repliée sur elle-même, sur ses certitudes et ses idéologies passéistes, l'un des quatre plus ardents défenseurs du malheureux Capitaine n'est autre que le recteur de l'université dans laquelle professe notre avatar d'un certain Monsieur France. Bien que jusque-là les deux hommes ne se sentaient rien de commun et qu'ils avaient même tendance à s'éviter le plus qu'il leur était possible, cette lutte à un contre mille va les rapprocher bien plus qu'imaginé. le recteur obtenant même la place qu'il n'attendait plus de professeur titulaire. On se prend même à entendre que notre intraitable mais juste professeur pourrait se voir élevé à un poste en Sorbonne...

En 1898; l'Affaire Dreyfus est à son plein. Les luttes entre les deux partis (les pro- et les anti-) divisent à un point qu'il nous est aujourd'hui difficile d'imaginer la France en deux. Et si Anatole France se camoufle ici derrière ce personnage qui est une sorte dee symbole de la force et de la vérité du raisonnement dans un monde entraîné par la passion, ce n'est nullement par soucis de retrait, bien au contraire. Seulement, il est parfois plus convaincant, plus fort et de portée plus grande de prendre ainsi tel paravent car cela permet d'éviter les sentences et autre jugement à l'emporte-pièce et qui ne ferait que répondre par la virulence d'un parti à la virulence, pour ne pas écrire la violence, du parti opposé sans jamais véritablement atteindre son but avoué : convaincre du bien fondé de sa propre réflexion.

Aujourd'hui que nous connaissons les ressorts de cette célèbre et tristement honteuse affaire, ces tribulations peuvent paraître un rien vaines ou alambiquées, mais nul doute qu'elles devaient porter en son temps. Qu'il en reste aujourd'hui une réflexion des plus significatives sur ce que peut-être une pensée humaniste, se méfiant des excès et des outrances, préférant contrarier jusqu'à ses amis du moment parce que c'est la vérité et la justice qui sont, à la fin gagnantes. Et lorsque c'est Anatole France qui nous écrit cela du haut de son siècle passé, c'est tout autant un ravissement pour l'amateur de belles-lettres qu'un régal pour l'intellect. Un compagnon de cette trempe et de ce niveau de pensée, on en redemande !
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