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Critique de Woland


Mantra
Traduction : Isabelle Gugnon
Préface : Alan Pauls

ISBN : 9782757841679

A l'origine, cette espèce d'OVNI littéraire, très difficile à étiqueter (encore plus si l'on déteste les étiquettes ), avait été commandé pour une collection de guides de voyage. Objectif : Mexico, l'Etat et la Ville.

Au résultat, une fresque - c'est indiscutable - écrite par un Argentin sur un pays que, manifestement, il adore, mais une fresque un peu à la Diego Rivera, qui part dans tous les sens, éclate, fulgure, scintille, s'entortille sans aucune sommation dans sa cape, ténébreuse et glauque, tissée de smog mexicain, paraît s'escamoter tandis que, tout au fond, sur leurs chevaux étiques, s'avancent, tout souriants (il est vrai qu'il leur serait difficile de ne pas l'être) tout un groupe de mariachis-squelettes, chantant passion et douceur, mais aussi couteau qui donne le coup de grâce et Mort Toute-Puissante.

Le Mexique est peut-être le seul pays au monde où, tout en étant la compagne de tous les jours que font Dieu et Diable (chose banale que l'on voit partout sur la planète), tout le monde plaisante, rit, gémit et pleure avec la Mort, tout à fait comme si celle-ci était la voisine d'à-côté. Pour un peu, on irait lui demander un peu de sucre si, d'aventure, il nous arrive d'en manquer à la maison . Sous ces latitudes ensoleillées et joyeuses, le 2 novembre, Fête traditionnelle des Morts, est vraiment une fête où des marionnettistes invisibles font danser leurs pantins tout en os, coiffés du classique (et souvent somptueux) sombrero, un violon dans leurs tarses gauches et un archet dans ceux de la main droite. On les voit boire la non moins célèbre tequila sans, pour autant, en tomber raides et, aux enfants qui quémandent, on offre de petits crânes en sucre, qu'ils s'empressent de croquer à moins qu'ils ne les conservent en souvenirs. Notez d'ailleurs que les adultes, y compris les plus âgés, ne se gênent pas pour passer la même commande et en faire leurs délices. La Mort est la compagne éternelle de la Vie et, au Mexique, on ne saurait l'oublier.

Il faut bien dire que, bien avant Christophe et son oeuf ;O) , les peuples indiens du pays, notamment les Aztèques, manifestaient déjà un goût prononcé pour la Mort. L'un de leurs dieux les plus vénérés était Huitzilipotchli, Père de la Guerre, auquel on offrait le coeur des guerriers faits prisonniers en sacrifice. Il y avait aussi, encore plus redouté si l'on peut dire car l'on n'avait guère de moyen de pression sur ses humeurs, Tlaloc ou Dieu de l'Eau, qui dispensait sécheresse ou récoltes grasses et bénéfiques selon ses désirs impénétrables ... Ma foi, les Aztèques prenaient leurs précautions : sacrifices humains, souvent d'enfants, par la noyade ou, plus pacifiquement, "mise à mort" symbolique d'idoles d'amarante qu'on se faisait ensuite un plaisir ... de manger . Les fameux chac mool découverts à la fin du XIXème siècle, qui représentent tous un homme allongé, avec un plateau en creux sur le ventre, seraient par contre d'origine toltèque mais auraient servi, eux aussi, au culte de Tlaloc puisque les coeurs des suppliciés était déposé dans le "plateau." Passons sur les atrocités réservées au culte de Xipe Totec, qui s'arrachait la peau chaque année pour permettre de saines récoltes ...

Quand les Espagnols arrivèrent, on eût pu penser que le dieu des Chrétiens, mort supplicié dans des circonstances horribles sur la croix, s'attirerait très vite la faveur des Aztèques. La bêtise des hommes y fit barrage, comme chacun sait. Mais le Christ, qui s'offrait lui aussi en victime (comme Xipe Totec, en somme), parvint à se faire sa place aux côtés de sa mère, Marie, qui s'identifia très vite à la déesse majeure de la Fertilité, dite d'ailleurs "Mère des Dieux", Coatlicue.

De nos jours, les siècles ont passé mais les croyances ont perduré et fusionné. Les fêtes religieuses mexicaines, et notamment la Fête des Morts, sont des spectacles d'une rare beauté qui allient l'extraversion fleurie des anciens peuples à la réserve sévère mais vibrante des Espagnols et qui, alors que ces deux peuples vécurent en ennemis, s'unissent depuis longtemps dans les célébrations divines en une réussite absolue, un art visuel tout bonnement époustouflant et une éthique spirituelle qui fait rêver.

Si je vous parle autant de la Mort, c'est que le narrateur qui nous tient en haleine pendant près de 550 pages est mort - enfin, c'est ce qu'il nous affirme en s'adressant, dans une sorte de journal-dictionnaire, à sa petite amie mexicaine (morte elle aussi d'ailleurs), María-Marie Mantra. Assassiné et même carrément massacré par une bande de catcheurs et de supporters de catcheurs en colère, sur un ring où il avait osé arborer le masque du catcheur plus que célèbre, Jésús Nazáréen de Tous les Martyrs de ... (je vous épargne la suite, qui est plutôt longue), que lui-même venait de décapiter. (Signalons-le en effet, ce livre peut également se lire comme la descente d'un homme vers la Folie, une folie à la Jérôme Bosh, revue en quelque sorte par Diego Rivera.) Car, dans ces pages, à la fois si glauques et si lumineuses, Fresán développe bien d'autres thématiques propres au Mexique : le culte du masque (si vous voulez savoir qui fut le premier catcheur à se produire masqué dans les années trente, eh ! bien, lisez "Mantra" ) dont on peut dire qu'il vient, lui aussi, en ligne droite, des civilisations anciennes, la corruption omniprésente dans le pays, ses révolutions toujours plus ou moins brisées à cause du "Grand Frère" trop proche qui exploite le Mexique mais aimerait pouvoir le faire en paix, l'art enfin, littérature et cinéma essentiellement, avec une vaste partie réservée au catch mexicain.

En fait, il semblerait plus ou moins que le narrateur soit, consciemment ou non, venu chercher sa Mort au Mexique. Pourquoi ? Mystère . le pays idéal pour mourir peut-être, en tous cas à ses yeux ? Mais qui est-il, justement, ce narrateur ? Un individu X - il a d'ailleurs un faible marqué pour cette lettre - à moins qu'il ne soit plutôt Martín Mantra, descendant richissime et complètement cinglé d'une dynastie d'affaires polyvalentes, fondée par un personnage rien moins qu'honorable, Máximo Mantra, son grand-père, lequel serait jailli un jour d'on ne sait trop où, au beau milieu des buissons éternellement roulants, éternellement desséchés de la campagne mexicaine ? Máximo Mantra, capable de tuer et de faire tuer, capable des plus grands gestes de générosité comme des plus féroces vengeances, Máximo Mantra, abattu avec toute sa famille (dont, tout le monde l'assure, justement son petit-fils) par les tueurs à gages du milieu du catch, auto-surnommés "les Vierges de Guadalupe" ?

Je parlais d'OVNI au début de cette fiche et la fin du livre est digne d'un roman de S. F. - on perçoit d'ailleurs çà et là l'influence de Philip K. Dick, dont un extrait est cité en tête du roman. Et, avant cela, il y a cet étonnant dictionnaire alphabétique qui tente de dresser le portrait de Mexico, du Mexique et de leurs habitants et coutumes. On en apprend énormément - sur ce plan, l'objectif du guide de voyage est atteint - mais d'une manière totalement déjantée, originale, anticonformiste et à nulle autre pareille, je puis vous l'assurer.

Beaucoup détesteront. Certains ne dépasseront pas les toutes premières pages. D'autres enfin - dont je suis - auront découvert un auteur qui sort de l'ordinaire et dont on a hâte d'explorer l'oeuvre (qui ne parle pas toujours du Mexique). A vous de voir. C'est vous qui déciderez : de toutes façons, si le début de "Mantra" vous paraît insupportable, incompréhensible, complètement à la masse, eh ! bien, tant pis. Sinon, j'espère que vous vous amuserez bien. Bonne lecture à tous ceux qui se lanceront ! ;O)
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