Attention, critique fleuve offerte par un cultiste sceptique :)
Gotland, qu'est-ce que
Gotland ? C'est, avant tout, le premier ouvrage des éditions du Bélial à sortir dans la collection Wotan (si avec ça vous ne voyez pas où on va...) qui se veut "l'atelier fou" de cette maison.
Gotland, c'est également un financement participatif ayant permis la réalisation non pas d'un simple ouvrage mêlant textes et illustrations dans l'univers fantastique d'
Howard Phillips Lovecraft, mais celle d'une véritable oeuvre d'art aux caractéristiques techniques avancées, d'une véritable pépite (avec 731 contributeurs et 45.813€ récoltés sur un objectif de 9.000€, on n'en attendait pas moins).
Gotland, c'est la rencontre entre
Nicolas Fructus,
Thomas Day et l'univers de
Lovecraft.
Quand deux artistes contemporains, auteurs ou illustrateurs, s'approchent du fantastique-onirique-horrifique et y entraînent leurs lecteurs.
Gotland, ce sont trois récits que viennent richement illustrer plus d'une centaine d'images, dessins, photographies, esquisses, peintures, croquis, pour en faire un livre à part, hors de toute case, étiquette, classement.
Michel Houellebecq avait dit une chose très juste dans son essai sur
Lovecraft (
H. P. Lovecraft : contre le monde, contre la vie) : rare sont les auteurs qui, comme lui, poussent leurs lecteurs à s'approprier leur univers et à se vouloir, à leur tour, écrivains.
Pourtant, l'art de l'écriture n'est pas donné à tout le monde, et les ficelles littéraires utilisées par les maîtres de
l'indicibles ont besoin de leur talent pour tisser une toile magistrale, faute de quoi, seule une approximation naîtra d'une telle entreprise. C'est un peu le reproche que je fais à
Gotland : l'inconstance des textes, leurs fréquentes faiblesses. Pas celles des histoires, des scénarios, des situations, mais celles de l'écriture, des choix littéraires. Répétitifs ou poussifs, laconiques ou expansifs, superfétatoires ou tout bonnement médiocres, certains des trois récits sont décevants, en tout ou en partie. Mais, heureusement, on ne va pas en
Gotland simplement pour lire.
Détails :
Le premier récit, Gotland, par Nicolas Fructus, se base sur une constatation simple mais efficace : puisqu'il existe une terre nommée Gotland, c'est qu'elle doit être la patrie des dieux. Et si les dieux n'étaient pas ceux auxquels nous voulions croire, mais des entités chthoniennes ?
Le principal problème de ce récit, c'est qu'il n'adapte pas le discours et le narrateur ; on nous vend un nordique du VIIIe siècle s'exprimant comme le plus cultivé des précepteurs de fin du XIX... Ça, plus une amorce incompréhensible où la lettrine ne vient pas en début mais en milieu de phrase, coupant de surcroît un patronyme en deux (enfin, je crois...), et l'immersion est difficile.
À part ça, l'histoire est vraiment prenante, les découvertes et les révélations s'enchaînent (avec toutefois un gros abus côté lexical d'"indescriptible", "indicible" et "illogique") jusqu'au final assez twisted pour être effectivement digne de Lovecraft (le reste ne lui arrive cependant pas à la cheville).
C'est intéressant de placer du mythe de Cthulhu dans le Haut Moyen-Âge, chose que le maître de Providence n'a, à ma connaissance, jamais fait (plus ancien, oui, mais pas de HMA).
Ici, ce qui fait la force du texte (un peu expéditif et plus ou moins convaincant) c'est la présence des illustrations. Elles s'y adaptent parfaitement (à croire qu'elles sont le point de départ du projet...) et retranscrivent magnifiquement le récit. On regrettera toutefois certaines planches plus fades ou floues que d'autres, même si elles contribuent pleinement à l'ambiance. La page à déplier représentant la statue monumentale en est la preuve, elle percute mais elle à ce je-ne-sais-quoi d'ébauche, ce manque de précision qui aurait permis de la rendre géniale (au même titre, par exemple, que celle représentant le scribe chthonien inspirateur du mythe de Sisyphe... génial).
Le cahier de croquis forestier qui suit est intéressant côté artistique mais peu prenant car assez redondant : des cailloux et des arbres sur 10 pages, si vous n'êtes pas amateur, vous le survolerez rapidement.
Second récit.
Là, c'est le drame.
Enfin non, le pire est évité. Voyons voir. Côté illustrations, on n'égale pas la première partie : elles y sont moins riches, moins grandes, moins belles (sauf une qui, vous verrez, les surclasse toutes).
Le pitch est intéressant : un vieux décède et laisse une unique lettre dans laquelle il explique l'origine de sa mystérieuse fortune et demande à ce que l'on détruise une partie cachée de sa propriété qui recèle des grottes aux peintures aussi anciennes que maléfiques...
Le traitement l'est tout autant : on remonte le cours de l'histoire, de 2002 à une période bien plus reculée. C'est assez rare pour être remarqué.
Mais si le passage par le Moyen-Âge était appréciable, celui divaguant par notre monde contemporain fout la gerbe par son fort taux de péremption ; quel besoin de parler de Décathlon, de Castorama ou de Google ? Ça, pour casser l'ambiance, y'a pas mieux... Merci, mais vous repasserez. Jamais vu un début aussi catastrophique. le texte est très répétitif (j'ai arrêté de compter, mais 4 fois "mur d'enceinte" en moins de 30 lignes, ça fait deux fois de trop).
Heureusement que la suite relève le niveau. C'est bien simple, on dirait même que deux personnes se sont relayées pour le rédiger : d'un côté, un attardé grand fan de caca pipi et du jeu du docteur n'ayant jamais lu Lovecraft, de l'autre, un auteur à la plume géniale et apte à nous captiver, à nous faire croire en l'improbable et à nous décrire l'indicible.
Côté schisme toujours, alors que le récit débute à la 3e personne (et ne ressemble en rien à du Lovecraft ; ça sent plutôt le Musso ou autre niaiserie moderne parfum ménagère) cela change à partir de la lettre du grand-papy, bien plus en phase avec ce que l'on attend d'une Yog-Sothotherie.
De même, alors que plusieurs détails de ce début de récit sont vraiment inutiles (pour ne pas dire "tout" le début) et le desservent totalement (j'ai déjà mentionné Casto, Carrouf et les autres, mais le coup des Corvus Forbachus (race de corbeaux inventée pour justifier un détail gore et limite inutile : faut-il une bec si particulier pour ôter un globe oculaire ?) et celui de l'ado assassinée la bouche encore pleine de foutre en sont le point d'orgue), la fin passe à vitesse grand V et nous percute de plein fouet.
À partir de 1998 (et tout ce qui relate des événements s'étant déroulé avant cette date, donc) le récit devient vraiment génial, nous offre une des plus belles scènes de cet ouvrage (p. 83 avec cette planche montrant un oeil gigantesque qu'éclairent deux jeunes enfants ayant par trop joué les spéléologues) et finit en apothéose avec du 2475000BC de derrière les fagots qu'on n'avait pas vu venir de prim' abord quand on avait entamé la lecture de ce récit . Clap, clap, chapeau !
Je me demande vraiment pourquoi avoir enchâssé cette histoire tellement lovecraftienne, et qui se suffisait à elle-même, dans toute la bouse contemporaine qui lui sert de papier d'emballage graisseux et qui le spolie. Stupéfaction de voir se mêler ainsi génie et cécité. On a l'habitude de dire que seule la fin compte, mais un mauvais départ ne s'oublie pas si aisément... (je continue à me demander ce qui a bien pu tuer Mattéo en le transperçant de par en par et en faisant disparaître son cadavre... pas la corne d'un dieu cyclope tout de même ?)
L'interlude sur les créatures de l'univers de Lovecraft est très plaisant, même si j'ai vraiment regretté l'absence de références (bien sûr j'ai su établir des rapprochements avec les différentes nouvelles du maître, mais un peu d'explicite n'aurait pas fait de mal et aurait permis de décloisonner le contenu)
Troisième et dernier récit.
Il commence plutôt bien, mais la narration reste peu crédible et immersive, on dirait un mauvais roman pour ado : "Il fallait retourner voir Madame Maréchal" ouah ! C'est original ça... On a également l'impression d'une histoire montée à la hâte, faite de bric et de broc et ne servant, ici encore, que de support au travail d'illustration toutefois génial avec ce côté photos anciennes et "où est Charlie-Charli-li".
À la fin de cette aventure en terre de
Gotland, on se demande s'il s'agissait d'un livre d'art enrichi de textes, ou d'un recueil de nouvelles illustrées. Il semble que ce soit un mélange des deux, fruit de la folie des hommes placé dans un écrin magnifique.
Bien sûr, rien n'est parfait, mais est-il humainement possible d'exceller dans tous les domaines ?
J'ai bien peur que l'excellence ne soit pas en
Gotland, mais est-elle même de ce monde ?