Depuis deux semaines que nous partagions la même cabine, chaque soir nous attendions le moment de reprendre cette conversation, qui nous tenait éveillés sur nos couchettes jumelles, dans ces transats, quand la flemme, la fatigue, notre légère ivresse et le doux balancement du Sécession nous dissuadaient d'accomplir le moindre effort supplémentaire. On était bien. Le Rintintin avait toujours un tas de questions à poser et d'histoires à raconter, il était doué pour repousser l'heure de s'endormir.
Ils donnaient l'impression de s'être rencontrés sur la pavé d'un trottoir, derniers survivants au lendemain d'une fête, qui auraient décidé de passer le reste de la journée ensemble. Ils n'étaient pas rentrés chez eux, ils n'étaient pas retournés se coucher laissant ce moment se dérouler comme un jour sans fin.
Je manquais de vocabulaire, il m'arrivait de peiner sur certains articles à cause de leur longueur, pourtant j'ai continué à piocher un peu chaque jour sur ces rayonnages, pour le plaisir de déranger l'alignement des magazines en tirant le coin supérieur de leur reliure à bord jaune, et poussé par l'intuition qu'avec National Geographic, même dans un numéro très ancien, il y aurait toujours un secret à découvrir.
Son toubib lui déclare : Il va falloir arrêter de boire, fumer et baiser. Le copain : Je vivrai plus longtemps ? Le toubib : Non, mais le temps vous paraîtra plus long.
Si le désir de perfection impliquait de tout faire par soi-même, à partir de zéro, c'était aussi cela, songeai-je, qui les avait poussés à s'écarter de la voie commune, où on ne choisit jamais rien, où on subit toujours tout.
La palme revenait à Denise. Loin de la folie instantanée du Rintintin ou des flèches pince-sans-rire décochées par Kepler, son imagination comique à rebondissements, dès qu’elle était lancée, n’avait plus de limites. Mieux valait ne pas lui fournir de prétexte car on ne savait jamais ce qu’elle avait en vue. Elle créait des situations et avait l’art de tendre des pièges dans lesquels, une fois tombé, il était difficile de ne pas s’enferrer. J’en avais déjà fait l’expérience chez Mas, pour mon bien, et avec un résultat moins glorieux dans l’affaire Trois-Pattes.
Effervescents, et cependant pleins de sollicitude les uns envers les autres, c’était comme s’ils se connaissaient de la veille. Ils donnaient l’impression de s’être rencontrés sur le pavé d’un trottoir, derniers survivants au lendemain d’une fête, qui auraient décidé de passer le reste de la journée ensemble. Ils n’étaient pas rentrés chez eux, ils n’étaient pas retournés se coucher, laissant ce moment se dérouler comme un jour sans fin. L’ennui, la familiarité n’avaient pas eu le temps de prendre le pas sur l’amusement, leur plaisir demeuré intact de cavaler à travers les années en tenue de cocktail. La panne de voiture sur la route de montagne déserte n’avait été qu’une péripétie de plus, insuffisante pour gâcher la bonne humeur générale, l’augmentant au contraire. Cette désinvolture, que j’avais perçue une semaine plus tôt en m’arrêtant à l’ancien poste de douane, était ce qui m’avait permis de devenir si vite l’un des leurs. J’étais la conséquence d’un problème de durite, pourquoi ne pas m’adopter ?
Vivre avec eux me sauve d'un désastre certain, mais ne me sauve pas tous les jours...
Le souvenir d'images contemplées avec ébahissement sous la lampe ou d'histoires entendues avant de s'endormir. Images et histoires qui avaient continué à vivre dans la nuit des songes, mais s'étaient trouvées scellées au matin dans l'oubli profond, tel un coffre de pirates ensablé avec son trésor, au tréfonds de l'océan.
Il avait voulu que je sache, derrière le flegme et l'apparente insouciance, à quelle profondeur descendaient les gouffres.
Peut-être mon sentiment de la durée s'était-il dilaté. Je percevais, comme jamais auparavant, la lenteur de son écoulement. Si lente, cette lenteur, que j'avais presque l'impression de la voir pulser aux franges du visible entre les lames immatérielles de l'air.