Quelquefois, comme Votre Majesté ne l’ignore pas, et comme elle peut l’avoir expérimenté par elle-même, nous sommes dans des transports de joie si extraordinaires que nous communiquons d’abord cette passion à ceux qui nous approchent, ou que nous participons aisément à la leur. Quelquefois aussi nous sommes dans une mélancolie si profonde que nous sommes insupportables à nous-mêmes, et que, bien loin d’en pouvoir dire la cause, si on nous la demandait, nous ne pourrions la trouver nous-mêmes si nous la cherchions.
— Jeunes gens, m'écriai-je à la fin, mettez un terme à mon anxiété, dites-moi pourquoi vous vous noircissez le visage.
— Il vaut mieux que tu n'en saches rien, me dirent-ils.
Mais la curiosité me fit perdre le boire et manger et, devant mon insistance :
— Cela est bien périlleux, laisse-nous là sans rien demander, sauf à vouloir devenir borgne comme nous.
— Il faut que je sache ! Ou alors, laissez-moi repartir avec les miens, que je me repose auprès d'eux du spectacle que vous m'avez donné. Car le proverbe dit bien : Être loin de vous est meilleur et préférable : au moins l'œil cesse-t-il de voir, et le cœur de s'affliger.
Ils allèrent prendre un bélier, l'égorgèrent et firent un sac de sa peau.
— Prends ce couteau, me dirent-ils, et mets-toi dans ce sac. Nous allons le recoudre sur toi, puis partir et te laisser là. Viendra un oiseau, que l'on nomme rock. Il t'emportera dans ses griffes et t'enlèveras dans les airs. Quelque temps après, tu sentiras qu'il t'a déposé sur une montagne. Quand tu seras bien sûr que tu y es et que l'oiseau a pris quelque distance, tu fendras le sac avec ton couteau et sortiras de là. L'oiseau, en te voyant, s'envolera. Toi, après une demi-journée de marche, tu verras un château. Entre, et ta destinée s'accomplira. Pour nous, c'est en y pénétrant que nous nous sommes retrouvés borgnes et réduits à nous noircir le visage. Te raconter tout ce qui nous est arrivé serait vraiment trop long : chacun de nous aurait là-dessus sa propre histoire pour t'expliquer comment il a perdu son œil droit.
16e Nuit : Histoire du troisième Calender.
Que le pardon est beau quand un puissant l'accorde,
et principalement à qui est sans secours !
Au nom de cet amour qui nous lie l'un à l'autre,
ne tue pas le premier si le dernier a tort !
C'est du propre ! Un chrétien qui tue un musulman !
(in 25e nuit)
Et l'aube chassant la nuit, Shahrâzâd dut interrompre son récit.
Passant par la maison, la maison de Laylâ,
je baise ce mur-ci, cet autre et celui-là.
Est-ce d'aimer les murs que tu perds la raison ?
Non pas les murs, mon cœur : les gens de la maison.
Mille et une nuits s'étaient écoulées dans ces innocents amusements ; ils avaient même beaucoup aidé à diminuer les préventions fâcheuses du sultan contre la fidélité des femmes ; son esprit était adouci ; il était convaincu du mérite et de la grande sagesse de Scheherazade ; il se souvenait du courage avec lequel elle s'était exposée volontairement à devenir son épouse, sans appréhender la mort à laquelle elle savait qu'elle était destinée le lendemain, comme les autres qui l'avaient précédée.
Commandeur des croyants, dit Cogia Hassan au calife Haroun-al-Raschid, pour mieux faire entendre à Votre Majesté par quelles voies je suis parvenu au grand bonheur dont je jouis, je dois avant toute chose commencer par lui parler de deux amis intimes, citoyens de cette même ville de Bagdad, qui vivent encore et qui peuvent rendre témoignage de la vérité : c’est à eux que je suis redevable de mon bonheur, après Dieu, le premier auteur de tout bien et de tout bonheur.
Avec ces avantages, la seule chose que j’en pouvais désirer, pour rendre mon bonheur accompli, était de trouver une femme aimable, qui eût toute ma tendresse et qui, en m’aimant véritablement, voulût bien le partager avec moi ; mais il n’a pas plu à Dieu de me l’accorder : au contraire, il m’en a donné une qui, dès le lendemain de mes noces, a commencé d’exercer ma patience d’une manière qui ne peut être concevable qu’à ceux qui auraient été exposés à une pareille épreuve.