Chronique d'une mort annoncée

Santiago Nasar signala sur l’eau une lueur intermittente et nous dit qu’il s’agissait de l’âme en peine d’un bateau négrier qui avait sombré avec une cargaison d’esclaves sénégalais en vue de la grande anse de Carthagène-des-Indes.

A la différence des jeunes femmes de l'époque, qui avaient négligé le culte de la mort, elles étaient expertes dans l'art séculaire de veiller les malades, de réconforter les agonisants et d'ensevelir les morts. Ma mère ne leur reprochait qu'une chose : leur habitude de se brosser les cheveux avant de dormir. " Mesdemoiselles, leur disait-elle, on ne se coiffe pas la nuit, cela retarde le retour des marins."

Tout ce que nous savons de son caractère nous est révélé par le dossier de l'instruction, que de nombreuses personnes m'aidèrent à retrouver vingt ans plus tard au palais de justice de Riohacha. Il n'existait pas l'ombre d'un classement dans les archives, et plus d'un siècle de dossiers s'entassait sur le sol de l'édifice colonial décrépit qui avait abrité durant deux jours le quartier général de Francis Blake. Le rez-de-chaussée était inondé à marée haute et les volumes aux dos cassés flottaient dans les bureaux déserts. Il m'arrivait souvent d'explorer, avec de l'eau jusqu'au chevilles, ce marécage de causes perdues et le hasard seul me permit de sauver au bout de cinq ans de recherches quelques trois cent vingt-deux feuillets échappés d'un dossier qui avait dû en comporter plus de cinq cents.

Jaime courut derrière ma mère sans savoir ce qui arrivait ni où ils allaient, et il s'accrocha à ses doigts. « Elle parlait toute seule », devait-il me dire. « Homme sans foi ni loi, marmonnait-elle. Animaux de merde qui ne savez rien faire d'autre que des malheurs. » Elle ne se rendait même pas compte qu'elle tenait l'enfant par la main.

L'amour aussi ça s'apprend.

" Elle porte un nom qui lui va bien", avait-il dit.
Puis il avait renversé la tête contre le dossier du rocking-chair et refermé les yeux.
" Quand je me réveillerai, avait-il déclaré, pensez à me rappeler que je vais l'épouser."

" Les gens l'aiment beaucoup car il est honnête et a bon cœur, et puis dimanche dernier il a communié à genoux et a répondu la messe en latin".
En ce temps-là, il n'était pas permis de communier debout et l'on n'officiait qu'en latin, mais ma mère donne généralement ce genre de précisions superflues quand elle veut aller au fond des choses.

Surtout, il lui avait toujours semblé injuste que la vie ait pu recourir à tant de hasards interdits en littérature pour qu'une mort aussi annoncée ait pu se réaliser sans faux pas.

"Ils avaient l'air de deux enfants", me dit-elle. Une réflexion qui l'effraya, car elle avait toujours pensé que seuls les enfants sont capables de tout.

A cette réserve près, elle pensait qu'il n'y avait pas de filles mieux formées. " Elles sont parfaites, me disait-elle, souvent. Elles rendront heureux un homme quel qu'il soit, car elles ont été élevées pour savoir souffrir."